Article 175

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On le sait, la presse aime le spectaculaire. De bonnes histoires simples et efficaces, qui marquent les esprits, et souvent les caressent dans le sens des idées reçues. Si dans nos contrées la bande dessinée semble condamnée à être «populaire», les manga au Japon continuent à allier succès économique écrasant et réputation sulfureuse, fleurant bon le sexe et la violence.
Ainsi, pour prendre un exemple emblématique parmi d’autres, en Juillet 2007, Libération titrait «Maudits mangas», et évoquait «des revues de mangas de 250 à 500 pages, dont le tirage peut avoisiner 6 millions d’exemplaires». Peu importe que Shônen Jump n’ait plus frôlé cette fameuse barre des 6 millions d’exemplaires depuis 1994, et que son tirage moyen constaté en 2007 soit de 2.8 millions d’exemplaires, c’est du détail.
Plus loin dans l’article, alors que Michel Temman peignait le tableau effrayant de lecteurs accros en plein «boom sur les mangas violents et ceux destinés aux fantasmes masculins», le voici qui conclut avec cette autre affirmation :  «[…] le sexe s’étale, souvent pervers et sans tabou (hormis la représentation des poils pubiens, toujours officiellement interdite par la censure).» C’est bien connu, c’est d’ailleurs pour ça que les Japonais sont friands de petites culottes. Résumons donc : au Japon, les poils, c’est mal, et c’est la loi qui le dit.

Alors en effet, le code pénal Japonais[1] comporte une partie (le chapitre XXII) consacrée aux «Crimes d’obscénité, viol et bigamie». Et c’est d’ailleurs l’article 175 qui nous intéresse en particulier :
«Toute personne qui distribue, vend ou expose au public des documents, des dessins ou autres objets obscènes est passible d’emprisonnement avec travaux forcés pour une durée maximale de deux ans, une amende maximale de 2 500 000 yen, ou une amende de faible montant. Les mêmes sanctions sont applicables aux personnes possédant de tels objets dans le but d’en faire commerce.»[2]
Comme on peut le constater, il n’est pas fait ici mention de quoi que ce soit ayant trait à la représentation des poils, ni rien de spécifique au manga. Il s’agit, ni plus ni moins, d’un article relatif à «l’outrage aux bonnes mœurs», mais laissant à d’autres le soin de déterminer ce qui leur serait contraire.[3] C’est d’ailleurs la seule restriction existante à la liberté d’expression au Japon, qui se trouve garantie par l’article 21 de la Constitution,[4] au point que certains détracteurs de ce fameux article 175 l’ont souvent accusé d’être anticonstitutionnel.

Il semble que la définition de ce qui est obscène au vu de la loi japonaise se base sur une jurisprudence établie en Mars 1957, lorsque l’interdiction du livre L’amant de Lady Chatterley de D.H. Lawrence fut confirmée par la Cour Suprême. Ainsi, la Cour de Cassation avait défini le terme obscène comme «s’appliquant à un écrit, une image, ou tout autre support qui tend à stimuler ou satisfaire le désir sexuel ; et en conséquence, un contenu obscène est tel qu’il provoque chez l’homme des sentiments de honte et de dégoût», et la Cour Suprême précisa qu’obscène «désignait ce qui excite ou stimule inutilement le désir sexuel, qui heurte le sens commun de la décence habituellement présent chez un individu normal, et va à l’encontre de la notion de morale relative aux choses sexuelles.»[5]
On notera que là encore, on navigue dans le subjectif et le flou, sans aucune mention d’une pilosité choquante. En fait, la seule référence à ce sujet que j’aie pu trouver (sans pouvoir la vérifier, malheureusement) évoque une loi ou une jurisprudence de 1918 qui disposerait que «la région pubienne ne doit pas nécessairement être cachée, mais on s’abstiendra de détails anatomiques susceptibles d’attirer l’attention du lecteur».[6] Cette loi ou jurisprudence (devenue caduque à la fin de la Seconde Guerre Mondiale) serait donc le point de départ du tabou entourant la représentation des poils pubiens au Japon.
Par ailleurs, dans son livre Permitted and Prohibited Desires : Mothers, Comics, and Censorship in Japan (University of California Press, 2000), Anne Allison évoque des motivations identitaires derrière cette censure. Ainsi le Japon, en train de s’affirmer comme puissance internationale, aurait cherché de cette manière à protéger et préserver sa différence sociale du modèle occidental. Selon Anne Allison, «il subsiste une idéologie de la maternité et de la famille qui place encore (tant symboliquement que concrètement) la « Japonicité » comme identité nationale, et cela implique de situer le rôle des femmes comme épouses, mères et garantes du foyer d’une manière différente et plus marquée que dans le modèle occidental et plus « œdipien ». […] C’est cet espace domestique et le fondement du capitalisme tardif du Japon dans le travail de familles centrées sur la mère qui sont couverts et dissimulés par ces interdits pubiens. Cette importance du domestique justifie alors la volonté d' »autrifier » les plaisirs sexuels et de modeler les formes communes de la sexualité pour les rendre inoffensives pour la sphère domestique.»[7]

En l’absence de définition précise de ce qui est obscène, tout est donc affaire d’interprétation. Et il faut reconnaître que cette interprétation a connu des évolutions au fil des ans. Le réalisateur de pink eiga Takahisa Zeze indiquait ainsi dans un entretien datant de 2003 : «Auparavant, il y avait des règles très strictes pour les poils pubiens, mais aujourd’hui, du moment que l’on ne montre pas l’acte sexuel, les poils ne posent pas de problème. Selon les règles au Japon, si l’on montre en plan large un homme et une femme nus durant un rapport sexuel, on est aussitôt classé X.»
Ainsi, le premier film accusé d’obscénité (Kuroi Yuki de Takechi Tetsuji en 1965) le fut en particulier pour un plan-séquence de cinq minutes où l’on voit une femme nue courir le long des clôtures de la base aérienne de Yokota. Soutenu par des personnalités d’horizons politiques divers (dont Yukiô Mishima, Nagisa Ôshima et Kôbô Abe), le réalisateur avança pour sa défense des raisons esthétiques et artistiques — et fut finalement acquitté en 1967.[8] Mais un quart de siècle plus tard, en 1992 La Belle Noiseuse de Jacques Rivette sortait en salle au Japon sans que les nombreuses scènes de nudité n’aient été censurées ni floutées. En 1994, Ai no Shinsekai de Takahashi Banmei (inspiré d’un recueil de portraits de prostituées d’Araki Nobuyoshi) devenait la première production japonaise à bénéficier du même traitement de faveur.
Ces précédents, établis sur la valeur esthétique ou artistique des œuvres considérées, vont ainsi progressivement entraîner un assouplissement des conventions, dans un contexte social et moral plus permissif. Ainsi en 1991, paraissent deux recueils de photos d’actrices[9] qui comportent des clichés où la toison pubienne était visible — déclenchant un engouement pour ce style de photos, appelé hair nude.

Du côté du manga, les diverses protestations de la branche japonaise de la Parents & Teachers Association (PTA) dès le milieu des années 50 sont restées sans écho — se heurtant au succès tant populaire qu’économique du médium. L’arrestation en 1989 de Miyazaki Tsutomu (un serial-killer qui avait enlevé, violé et tué quatre petites filles) et la découverte dans son appartement d’une imposante collection de mangas et de séries animées, avait bien écorné l’image des otaku, et les années suivantes virent l’instauration d’un label identifiant les manga pour adultes («seinen komikksu»). Il y eut également une série de descentes policières médiatisées sur les librairies, mais la plupart des titres saisis étaient des publications amateurs, des dôjinshi pornographiques.
En fait, il fallut attendre Avril 2002 pour que le premier cas de manga accusé d’obscénité passe devant les tribunaux : Misshutsu (pouvant se traduire comme «chambre close» ou «chambre de miel») de l’auteur «Beauty Hair», publié par l’éditeur Shobunkan. Les raisons évoquées étaient l’abondance de détails dans les dessins, mais il semblerait que l’accusation était particulièrement sévère, vu que les parties sexuelles étaient masquées par des bandes grisées d’une opacité conforme à ce qui se faisait habituellement.[10] Toujours est-il qu’entre 2002 et 2007, le dossier va gravir tous les échelons juridiques (Tôkyô District Court, puis Tôkyô High Court) pour terminer devant la Cour Suprême. Le premier verdict (en Janvier 2004) condamnait l’éditeur Kishi Motonori à un an de prison, mais se voyait finalement ramené à une simple amende de 1,5 million de yens en Juin 2007.
Bien sûr, cette affaire relança les discussions sur la liberté d’expression en général, et les manga pornographiques en particulier — ainsi que de nouvelles séries de descentes policières.

On voit donc que la situation sur la censure au Japon est un peu plus complexe que «les poils, c’est mal, et c’est la loi qui le dit». Dans un contexte juridique demeurant encore assez flou et arbitraire,[11]) l’usage (et peut-être aussi le poids des habitudes) est aujourd’hui de considérer comme hors-limites la représentation détaillée (et sans cache) des parties génitales.
Malheureusement, ce sujet perdrait certainement en impact ce qu’il gagnerait en exactitude, et pourrait même (horreur !) bouleverser l’image que le lecteur se fait de ce Japon étrange et étranger. Mieux vaut alors ressortir les mêmes scies ayant fait leurs preuves. Qu’il s’agisse d’une volonté de simplification radicale, ou d’une absence de curiosité journalistique, les raccourcis que prennent ces articles continuent de construire la vision habituelle d’un Japon caricatural, porteur de tous les fantasmes et de toutes les craintes.
Et sans sourciller, Michel Temman termine son article sur un ton dramatique : Pour lui, la violence des mangas libère les jeunes de la violence qu’ils affrontent au quotidien. «C’est dur de vivre au Japon», soupire Makoto. Pas étonnant qu’il continue de s’y vendre plus de 2 milliards de mangas par an. On croyait avoir fait du chemin depuis le tristement célèbre «Ce que nous disent les mangas» de Pascal Lardellier, mais contrairement au discours presque triomphaliste de Vincent Bernière en introduction du hors-série de Beaux-Arts consacré au manga, vouloir défendre la bande dessinée japonaise, ou la bande dessinée en général, est encore loin d’être aujourd’hui un combat d’arrière-garde…

Notes

  1. Que l’on pourra consulter dans sa traduction officielle anglaise, ou dans le japonais original pour les plus courageux.
  2. Traduction par mes soins. Version anglaise officielle : «A person who distributes, sells or displays in public an obscene document, drawing or other objects shall be punished by imprisonment with work for not more than 2 years, a fine of not more than 2,500,000 yen or a petty fine. The same shall apply to a person who possesses the same for the purpose of sale.»
    Il faut noter que cet Article date de 1907, et est donc antérieur à la Constitution en vigueur au Japon, qui date de 1947. Par ailleurs, deux autres législations antérieures datant de 1887, relatives respectivement aux périodiques (Shinbunshi Jôrei) et aux livres (Shuppan Jôrei), comportent des restrictions similaires portant sur des contenus susceptibles de «perturber l’ordre et le calme et de porter atteinte aux mœurs».
  3. Je tiens à signaler que les Douanes japonaises ont également un article consacré à ce sujet, l’article 69-11 du Kanzeihô, qui indique que sont interdits à l’import «Livres, dessins, sculptures et autres articles qui sont considérés comme dangereux pour la sécurité ou la morale publiques», sans plus de précision.
  4. Pour référence, la Constitution de 1947 (en anglais ou en japonais) indique dans son article 21 : «La liberté de réunion et d’association, ainsi que de parole, de la presse et de toute autre forme d’expression est garantie. Aucune censure ne peut être maintenue, et le secret d’aucun moyen de communication ne saurait être violé.» (traduction par mes soins) Il faut néanmoins souligner que les articles 12 et 13 de la même Constitution indiquent que l’exercice des différents droits et libertés des citoyens ne saurait perturber l’ordre public.
  5. Extrait du jugement rendu par la Cour Suprême (version anglaise, traduction par mes soins).
  6. Cf. Jay Rubin, Injurious to public morals : writers and the Meiji state, University of Washington Press, 1984.
  7. p.174, traduction par mes soins. Texte original : «there remains an ideology of motherhood and familialism that still grounds (in both a symbolic and real sense) Japaneseness as a national identity and this involves the role of women as wives, mothers and domestic mainstays in a way different and beyond that of a western, more « oedipal », model. […] it is this domestic space and the centering of Japan’s late capitalism in the labors of mother-centered families that is being covered and veiled by pubic prohibitions. This emphasis on the home accounts for the impulse to otherize sexual leisure, to fashion the commodified forms of mass sexuality as non-domestically perverse.»
  8. Seuls quatre autres films, tous produits par la Nikkatsu durant la seconde vague des pinku eiga dans les années soixante-dix, ont été à ce jour l’objet d’accusations similaires (Koi No Kariudo : Love Hunter de Yamaguchi Seiichirô, OL Nikki : Mesuneko no Nioi de Fuji Katsuhiko, Jokôsei Geisha de Umezawa Kaoru, et Ai No Nukumori de Kondô Yukihiko), mais ont été acquittés en Juillet 1980 par la Tokyo High District Court.
  9. Higuchi Kanako avec water fruit, et Miyazawa Rie avec Santa Fe — ce dernier devenant un best-seller.
  10. De plus, au niveau du contenu, Simon Jones (responsable d’Icarus Publishing, éditeur américain spécialisé dans le manga pornographique) signalait «bien que les manga de Beauty Hair sont intenses, ils sont loin de constituer les exemples les plus extrêmes du genre».
  11. Dans son ouvrage mentionné plus haut, Anne Allison rapportait ainsi : «Ôshima, outré de se trouver accusé bien qu’ayant respecté les conventions relative à l’obscénité et ayant supprimé les références et les images des parties génitales et de toisons pubiennes, tenta de forcer les officiels à produire une explication plus claire de leur position à propos de l’obscénité. En exigeant de savoir les raisons suivant lesquelles les parties génitales, le sexe et leur représentations étaient considérées comme obscènes, il mettait également en question le droit du Japon de conserver une conception de la morale publique qui, étant centrale dans l’état fasciste du Japon avant et durant la guerre, ne devait certainement plus subsister dans la réorganisation démocratique d’après-guerre. Bien qu’Ôshima finit par être acquitté après des années d’action devant les tribunaux, il n’arriva pas à obtenir la clarification qu’il désirait.» (p.165, traduction par mes soins
Dossier de en décembre 2008