Dans mes yeux

de

C’est bien connu, un auteur c’est un regard sur le monde. Le danger serait de prendre cette affirmation au pied de la lettre et de croire que l’on devient ainsi un auteur…

L’histoire d’abord. Simple comme les gens ma bonne dame : une étudiante, son pendant qu’on suppose masculin, discussion, rendez-vous, restau, ciné, soirée, restau, «Chez moi ? – Non chez toi», pour finir sur un «ça serait mieux qu’on en reste là toi et moi» ou équivalent.
Elle : trop mignonne, une vraie poupée, toute gentille, toute fragile, aimant les livres pour enfants, aimant danser, la larme facile, étudiant Wittgenstein donc pas bête non plus hein, etc.
En face : juste un regard, un discours hors champ qu’il faut deviner au gré de gestes et de réponses verbales des approchés, et qui à trop se faire deviner en devient prévisible moins par ce qu’il a à dire qu’au vide qu’il tend à incarner.
Eh oui, vous vous attendiez à du Rohmer dans un Conte d’automne, mais c’est Hélène et les garçons filmé par Lelouch, en point de vue subjectif, caméra sur l’épaule.
L’image se met alors à l’unisson. Illustrant ce point de vue sur étudiante en étant un véritable point de vue, c’est-à-dire une tâche de couleur évoquant le foyer fovéal de tout regard. Le contour n’a donc pas de cadre, ni de flou car le champ de vision du regard n’est pas reproductible dans ses limites, on se contentera du blanc du papier. Ca fonctionne, c’est réussi, les crayons de couleurs donnent une lumière électrique et citadine au diapason des échos mouvants de la ville.

Bien sûr on se dit qu’il doit bien y avoir quelque chose au-delà de ce regard, au-delà de ces couleurs, que cette fille qui fait osciller ce récit, ce point de vue «d’auteur» entre voyeurisme simplet[1] et «je me raconte une histoire d’amour avec ma Barbie» cache son jeu. On n’espère que ça va au-delà, qu’il y a quelqu’un derrière cet hygiaphone du regard. On ose supposer que cette jeune personne ait un ami imaginaire, parlerait toute seule par excès de Wittgenstein, etc. Mais non. Et Bastien Vivès le précise malheureusement très bien puisqu’une case, de celles qui inaugurent chaque scène, représente les deux personnages dans un lit.[2] Elle ne rêve pas, nous non plus.

Que conclure de ces points de vues trop formels, de cette histoire trop prévisible ? Ce livre serait-il sur le vide, sur l’absence ?
Oui, mais pas entre deux personnes qui seraient coincés dans l’apparence, bien plutôt dans celle d’une virtuosité creuse qui ne sait ou n’ose pas dire «je» et se contente de voir. Ce livre serait alors bien un livre d’auteur, mais dans le sens où il en dit plus sur ce qui manque à un auteur, sur ce qu’il n’ose faire. Dans mes yeux oublie simplement que ces organes de la vision ne sont rien sans un traitement de leur information par une batterie de neurones. Un peu plus «dans la tête», sans qu’un détour vers le cœur ne soit inimaginable pour autant, aurait été préférable. Bastien Vivès sait saisir les ambiances[3] peut le faire dans un style inspiré des manga,[4] de Ruppert et Mulot,[5] mais comme beaucoup d’auteurs de sa génération c’est avec une virtuosité qui se cherche plutôt qu’elle ne dit ou n’a à dire. Entre petit paradoxe dans la mesure où il incarne un vide en tant qu’objet, et récit d’une manière quasi Taoïste montrant la vacuité d’un projet par un monologue de poupée,[6] ce livre serait alors intéressant comme balise d’un pan entier d’une bande dessinée allant se multipliant.

Notes

  1. La scène du baiser au cinéma, ou celle d’amour/jouer-au-docteur sont particulièrement mièvres.
  2. Page 127.
  3. C’est la réussite de l’album Le goût du chlore, voire de certaines pages de ce livre (cf. p.81, ou la scène d’inattention p.29 à 31).
  4. Ses deux premiers albums chez KSTR.
  5. La Boucherie, éd. Vraoum.
  6. Gonflante tout de même.
Site officiel de Bastien Vives
Site officiel de Casterman (KSTR)
Chroniqué par en mars 2009