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Formol, le bocal à bidules

de

Simon Hureau, alias le Professeur Hurax, cultive depuis dix ans le goût du croquis de voyage. En 1999, deux petits carnets auto-édités, Réaumur-Sébastopol et Trente-neuf degrés à l’ombre[1] inauguraient respectivement les deux voies du crobard sur le vif façon Simon H. : d’un côté, la déambulation urbaine, dans laquelle le carnet est le support privilégié où viennent se coller les croquis, les images, les réflexions et les monologues de l’auteur ; de l’autre la chronique de voyage, dans laquelle l’exotisme et la peinture de l’ailleurs sont sans cesse traversés et retournés par la fascination pour les formes, saisies dans les lieux et les silhouettes les plus inattendues (ainsi dans Trente-neuf degrés à l’ombre Simon Hureau multiplie les croquis d’un même tronc d’arbre tortueux, ou s’absorbe dans le détail des insectes provençaux, quand il ne consacre pas trois pages aux camions et aux bulldozers croisés sur son chemin[2] ). Dans les deux dimensions du carnet, promenade urbaine ou chronique du dépaysement, la loi du genre est prise à contre-pied par un effet de saturation : ce que l’on montre et que l’on raconte semble être prélevé sur une masse bien plus vaste et bien plus chaotique de fragments, de notes, d’impressions, de telle sorte que le regard de l’auteur ne cesse de s’abîmer dans des gros plans ou des rapprochements qui brisent la trame confortable des images et du voyage.

On trouve encore une synthèse de ces deux voies dans le récit publié en 2002 dans le numéro 8 d’Ego comme X : Dormir. Une expérience nocturne et florentine du professeur Hurax (p. 77-92). Hureau y raconte une déambulation sac au dos dans Florence la nuit, à la recherche d’un endroit pour dormir. La belle cité Renaissante, minérale, animée, est ainsi prise à rebrousse-poil : c’est une ville moderne, avec ses portails fermés, ses immeubles carrés et hostiles, ses vigiles, sa police. Vue à hauteur d’homme, Florence n’est plus la ville de Michel-Ange et de Dante : réduite au récit d’une nuit de galère, elle n’est plus que la toile de fond d’un souvenir marrant qui s’amuse lui-même à jouer l’anti-carnet de route.

Avec Palaces,[3] le récit de voyage prend de l’ampleur, et s’installe dans le format de l’album. Les années qui suivent voient la production de Simon Hureau s’orienter vers des fictions soignées et acides (Colombe et la Horde, en 2004, donnant le ton, jusqu’au récent Hautes Œuvres chez La boîte à bulles). Mais la petite voix du professeur Hurax ne s’est pourtant pas tue : depuis le printemps, L’Institut Pacôme publie un semestriel intitulé Formol (et sous-titré Le bocal à bidules) dans lequel, sous le nom de Pr. Hurax, Simon Hureau renoue avec l’approche du carnet de croquis entamée il y a dix ans.

Les deux volumes parus, au printemps et à l’été, portent respectivement sur Saint-Germain-en-Laye et sur les plages de Bali — et l’on retrouve là les deux directions complémentaires qu’exploraient en 1999 Réaumur-Sébastopol et Trente-neuf degrés à l’ombre. L’exotisme de la distance d’un côté, l’exotisme de la proximité de l’autre ; la chronique du voyageur pas pressé découvrant les paysages balinais répond à l’ironie acide de la visite guidée de la banlieue friquée et frileuse. C’est encore et toujours le goût du dessin qui domine : le parcours dans Saint-Germain-en-Laye s’accroche à des figures, des trognes, des tics urbains saisis dans les détails, quitte à interrompre le récit pour proposer, façon planche de l’Encyclopédie, une typologie des looks vestimentaires de la bourgeoisie saint-germanoise. De son côté, le voyage à Bali retrouve la fascination pour les formes – troncs tordus, plages de sable noir, bateaux-crabes des pêcheurs balinais inlassablement croqués par un Simon Hureau qui casse volontairement les séquences narratives en les entrecoupant de cabochons travaillés et d’esquisses sur le vif. Il est servi par un dessin tantôt nerveux et rapide, tantôt précis et fouillé, qui arrête l’œil et le perd volontiers dans les plans étagés et la minutie inattendue de ses fresques, et qui dans la même page sait camper une attitude ou une humeur en quelques traits appuyés. Les dessins de Simon Hureau se promènent dans le voisinage de ceux de Tanitoc ou de Mathieu Blanchin (qu’il a croisés chez Ego comme X), et plus récemment de Sylvain-Moizie (autre pilier de L’Institut Pacôme). Il y a comme l’embryon d’une école.

Le goût du dessin est si fort que, dans le n° 2 de Formol, l’acte de dessiner est lui-même très présent dans les pages : Simon Hureau prend du plaisir à dessiner, à collectionner les impressions, les vues, les situations, les formes, et ce plaisir de dessiner fait finalement lui-même partie de ce qu’il y a de plus intéressant à raconter. Par ce souci des formes et des détails, Simon Hureau renoue avec ce qui faisait le charme et le véritable intérêt de ses carnets des années 1999-2000 : le dépassement de tout exotisme, l’annulation dès le départ de toute possible dérive journaliste du récit. En scénarisant ses carnets dans de longues séquences narratives où le format de la bande dessinée s’impose, en coupant ces séquences par des gros plans fascinés sur la silhouette mi-grotesque mi-aérienne des bateaux balinais, ou sur les croquis des têtes de poulets morts qu’il ramasse sur le marché de Saint-Germain-en-Laye, c’est sa propre manie de l’image que Simon Hureau met en scène, neutralisant les codes du carnet de route pour leur substituer les rythmes de son propre trajet, la cueillette de ses expériences désordonnées, rassemblées sur le carnet dans ce qui semble n’être qu’une promenade hasardeuse. Pourtant un ordre se constitue quand même, en sourdine, dans le recueil de ces dessins et de ces souvenirs : le promeneur des villes toutes proches et le voyageurs des pays très lointains se rejoignent dans l’effort pour saisir les différentes manières d’habiter un lieu, d’en prendre la mesure graphique, d’y saisir des points de fuite et des formes spontanément offertes.

Cette neutralisation du regard journaliste, qui est l’exigence du vrai carnet de voyage, réussit la prouesse d’échapper au nombrilisme ou à l’auto-fiction alors même que l’auteur est le personnage principal de ses propres récits, n’est cependant pas l’indice d’un détachement total. Le regard du dessinateur n’est pas abstrait : en se mettant au service de lieux ponctuellement habités, il saisit toujours quelque chose des sédiments sociaux, économiques, esthétiques, climatiques qui les conditionnent. Il ne fait que passer et, dessinant au passage, il vole l’essence d’une situation. Puis il la colle dans son carnet, entomologiste des lieux, topologue amateur, archiviste des petits récits morcelé, découpés, collés dans ses albums avec les images dérobées et les esquisses accumulées.[4] Ce sont ses collections qu’il donne à voir dans les petits volumes de Formol. Cette manie du collectionneur, qui ne veut pas tout posséder mais seulement recueillir les éléments qui ont un sens pour lui, est peut-être, de Formol à Hautes Œuvres, le véritable fil rouge de l’œuvre que Simon Hureau construit lentement. C’est là une des façons, discrète, pas bégueule, d’assumer tranquillement le fait que la bande dessinée aussi répond à un projet littéraire.[5]

Notes

  1. Le premier, tiré à trente exemplaires, est introuvable ; le second a été réédité en 2000 par L’Institut Pacôme.
  2. Même approche et même fascination du détail, en particulier pour les insectes, dans Le petit livre de la jungle, paru en 2000 à L’Institut Pacôme.
  3. Ego comme X, 2003.
  4. Et il avoue son vice, le bougre, puisque le 4e de couverture de (Formol n° 1 supplie le lecteur, dans un petit encadré, d’adresser à Simon Hureau toutes les photos dont il veut se débarrasser.
  5. Ce que le soin mis à l’écriture des dialogues et des commentaires en voix off laisse déjà très bien percevoir.
Chroniqué par en septembre 2008