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Jérôme et la route

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Ça y est : Jérôme quitte sa librairie. Il y serait bien resté, mais pour une fois les circonstances l’empêchent d’être immobile. L’apprenti libraire a pourtant des prétentions au voyage ; certes, c’est de voyage intellectuel qu’il serait question, car Jérôme d’Alphagraph veut écrire, mais n’y arrive toujours pas. Simplement, il cultive le désir de l’écriture, le désir du livre. Et présentement, je lui ressemble : je parviens à peine à exprimer en texte toute une série d’impressions, de pensées qui ne deviennent explicites qu’en dessin. Il y aurait d’abord un vent très doux, celui qui court dans les herbes dès la première page, accompagnant Bourrique dans son errance silencieuse : une page de pure promenade, à l’image d’un livre qui à l’efficacité narrative substitue la nécessité du récit. Ce petit vent qui souffle les pages n’aurait pour lui que sa petite force : il ne serait pas exotique ou pittoresque ; ce ne serait pas le vent de l’aventure ni celui du changement. Alors que. Aventure, changement, c’est en quelque sorte ce dont il sera question. En quelque sorte, pas davantage. Rien n’est jamais autrement qu’en quelque sorte chez Jérôme, rien de tranché, aucune sagesse toute faite, tout se gagne d’expérience. C’est même parfois cruel, car si Jérôme s’est pris d’amitié pour l’âne, il l’appelle tout de même Bourrique, monte sur son dos malgré les rhumatismes du premier intéressé. Jérôme est égoïste, il ne pense qu’à lui-même, mais ce lui-même c’est déjà autre chose, parce que Jérôme a grandi dans les livres, c’est la littérature qui l’a fait ; autant dire que Jérôme est une invention littéraire, incarnée certes mais littéraire ; que ce qu’il est c’est ce que disent les livres, ce que font les livres, cette fatalité mélancolique aux frontières poreuses qui au lecteur patient apparaît comme la seule liberté qui vaille. Seuls les livres persistent, seuls les livres sont réels. Jérôme est littéraire jusque dans son nom : jusqu’à l’accent circonflexe qui fait un pied de nez aux fonctionnaires de la langue efficace ; Jérôme est un nom profondément humaniste, celui de l’auteur de la Vulgate, qui démocratise avec force labeur le texte sacré. C’est la lumière dans l’œil du maître et la flamme du disciple affamé. Érasme avait fait de Jérôme son saint patron, ainsi qu’il le déclare en prélude à l’Éloge de la folie. Le doute humaniste est différent de celui des nihilistes, son rire ne s’exerce contre personne d’autre que lui-même : ce doute s’amuse de ce que nous nous posions toutes ces douloureuses questions. Bourrique, en attendant, fait peut-être un peu semblant de souffrir ; ou peut-être qu’elle prétend faire semblant (on ne le saura pas). Sultana, elle, part à l’université, donc à la grande ville : c’est le prétexte pour que Jérôme prenne la route en sa compagnie. En chemin, Sultana prend des notes qui ne prétendent pas à la littérature : elle en est à les cueillir, elle les fera macérer longtemps et peut-être que d’ici huit ou dix tomes, on verra le livre que, transformées, elles composeront. Jérôme est étonné de cette méticulosité, sans doute espérait-il qu’un livre se fît dans la fièvre, d’un coup de tête obstiné, comme on imagine que se peignent les toiles expressionnistes. Oui, mais pour ça il y a le dessin, qui n’est que la trace d’un geste : ce que la main dira, c’est ce que nous lirons. Alors précisément : que nous dit le dessin de Nylso, qui est si doux, si patient, si vivant, si tactile ? Le lecteur connaît déjà la réponse. Le lecteur voit, il lit — lentement — la trace du crayon de Nylso — chaque trait — chaque feuille d’arbre — chaque brin d’herbe — chaque cheveu — il scrute attentivement les points microscopiques qui aux personnages sert de regard — le lecteur cherche, trouve le regard du dessin dans chaque particule d’encre et cette abondance de… disons… petits traits… jamais tout-à-fait semblables… cette richesse dans la dépiction d’une nature parfaitement banale (nous obligeant à la regarder de plus près pour saisir son extraordinaire) agit comme ponctuation au sein d’un paragraphe au long cours. Ce livre prend son temps, il a tout son temps, contrairement aux personnages qu’il met en scène, qui eux vieillissent, sentent venir la fin. Ce livre apaise ces angoisses-là, aussi, comme il apaise les naïvetés trop enthousiastes. Ce livre ne prétend rien, d’ailleurs il n’a aucune vélléité réaliste ; regardez ces paysages : ce sont des dessins avant d’être des lieux. Quant à la mise en page, elle oublie la rhétorique — elle ne manque certainement pas d’intelligence mais simplement elle chante : découpage fouillé ici, pleine page dépouillée là, la succession des vignettes bat une mesure où se fait entendre le bruit du vivant. Le petit monde de Jérôme compose de cette manière une musique de ses mouvements comme de ses immobilités. Pas de partition préétablie pourtant, juste une petite idée : Jérôme quitte sa librairie. Peut-être qu’il n’y retournera jamais que sous la forme du livre qu’il aura enfin écrit.

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Chroniqué par en février 2010