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Martha Jane Cannary (les années 1852-1869)

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Il est difficile de consacrer une bande dessinée à Calamity Jane. Comment arracher le personnage à la souriante caricature de Goscinny et Morris ? Est-il possible de raconter son histoire sans donner l’impression de redresser des torts, de corriger l’image ? La vie de Martha Jane Cannary (1852-1903) se prêtait à toutes les surcharges mythologiques comme à toutes les simplifications romanesques. Mathieu Blanchin et Christian Perrissin, visiblement nourris de lectures, proposent leur propre biographie de Calamity Jane, posée sur la toile de fond de l’avancée vers l’Ouest, le vrai, à travers des états qui ne sont encore que des «territoires», par-delà la barrière monumentale des Rocheuses.

Le récit s’ouvre sur le grand voyage de Martha Jane et de sa famille vers l’Ouest, jusqu’à Salt Lake City, la ville des Mormons au-delà des Rocheuses. Sa mère ne survit pas au voyage, son père lui aussi meurt peu après, et Martha Jane, à quinze ans, doit élever seule ses frères et soeurs. Elle ne peut assumer seule cette responsabilité : plutôt que d’accepter un mariage avec un voisin bien intentionné, elle part à l’aventure, tâchant de rejoindre Fort Laramie par-delà les Montagnes. Elle va rejoindre le grand chantier du chemin de fer trans-américain, puis accompagner les convois de colons à travers les territoires indiens.
Le récit suit son périple, s’attache à ses pas à travers les territoires sauvages, et parvient à garder toujours la bonne distance avec son personnage, se montrant capable de suspendre le récit linéaire pour insérer un récitatif sans lourdeur, ou pour instruire le lecteur. La biographie de Martha Jane modifie ainsi sans cesse son rapport à son propre sujet, passant, selon les moments, de l’aperçu intime au vaste panoramique, de la rumination intérieure de l’adolescente à la fresque extérieure de son époque et de ses moeurs.
Cette alternance est une réussite : la peinture de la frontier est édifiante, brutale et courageuse, sans manichéisme ni préjugés. On est loin de l’Amérique riche et grasse de la vallée du Mississipi, loin des vastes villes et des vapeurs blancs de Tom Sawyer, bien que l’époque soit presque la même.[1]

Au service de cette biographie intelligente et sensible, le dessin de Blanchin s’assagit, se corsète d’un soupçon d’académisme pour rendre justice à son sujet. Mais il déborde toujours d’énergie, jongle des cadres et des points de vue, tourne autour de ses personnages, les saisit dans une gesticulation, silhouettes esquissées, mobiles, sur lesquelles on rebondit d’ellipse en ellipse pour reconstruire la vitesse des gestes.
Blanchin travaille aussi le décor en épaisseur : des paysages au lavis, criblés de hachures, découpant les Rocky Mountains sous la neige, ou le vaste champ boueux du chantier du chemin de fer, ou encore les précipices qu’affrontent les convois de colons. Le croquis alerte, saisissant un paysage en trois lignes, une silhouette en une seule odulation épaisse et juste, s’enrichit et se pose.
Blanchin ne renonce pas à sa manière, ne change pas de style : il donne simplement le sentiment de ralentir un peu son trait, d’adoucir un peu son mouvement, pour lui donner un rythme plus ample. Dans ses lavis et ses clair-obscurs, il parvient même à évoquer le sépia des vieilles photos de l’Ouest. Une sorte de brume flotte autour de ses dessins, comme si chaque planche émergeait du passé, comme si chaque dessin nous laissait jeter un regard sur la jeunesse de l’Amérique.

Et puis il y a les femmes : les lavandières du chantier de chemin de fer, l’indescriptible matrone qui les chaperonne et les houspille, mais aussi les créatures délicates venues de la ville pour suivre un mari soldat, cloîtrées dans leurs chariots, défendant de toutes leurs dentelles la fragile civilisation qui s’aventure parmi les sauvages (tout en étant elle-même protégée par d’autres sauvages, adolescents vites poussés, à la dure, balafrés à vingt ans par la guerre de sécession). Le dessin de Blanchin se fait précis, s’attarde dans les dentelles et les guipures, s’attachant à rendre aussi vivantes que possible ces femmes qui, dans un univers d’hommes, n’ont pas franchi, elles, le cordon invisible qui sépare les deux sociétés.
Car, bien sûr, un des enjeux du personnage de Calamity Jane est là. Vingt avant qu’elle naisse, Tocqueville avait parcouru le pays, et sa Démocratie en Amérique, parue en deux volumes en 1835 et 1840, décrivait précisément l’immense mouvement d’égalisation sociale et politique de la démocratie américaine. L’égalité des conditions, des moeurs et des états lui semblait offrir le tableau de l’avenir des sociétés européennes post-révolutionnaires. Et pourtant, sur l’égalité des sexes, voici ce qu’écrit Tocqueville — et qui décrit précisément l’état des moeurs à l’époque où les parents de Martha Jane Cannary sortaient de l’enfance :
Les Américains ont appliqué aux deux sexes le grand principe d’économie politique qui domine de nos jours l’industrie. Ils ont soigneusement divisé les fonctions de l’homme et de la femme, afin que le travail social fût mieux fait. L’Amérique est le pays du monde où l’on a pris le soin le plus continuel de tracer aux deux sexes des lignes d’action nettement séparées, et où l’on a voulu que tous deux marchassent d’un pas égal, mais dans des chemins toujours différents.[2]

C’est cette ligne de développement séparé qui fait le nerf de Martha Jane Cannary : elle franchit bien sûr cette frontière invisible des moeurs, et met ainsi à l’épreuve l’égalité même de cette société égalitaire. Il fallait donc écrire la vie de celle qui n’a pas de place dans une société qui pense avoir rompu avec le systèmes des places. Avouons-le : j’avais un peu peur d’une «gender bédé», brodant sur la vie de Martha Jane une philippique paritaire, au point d’en faire une improbable Olympe de Gouges en stetson.
Mais Blanchin et Perrissin se foutent visiblement du politiquement correct — ce n’est pas ce qu’ils veulent montrer, ce n’est pas leur problème. Leur Calamity Jane n’est ni une Simone de Beauvoir des saloons, ni une pin-up sans épaisseur artificiellement plongée au milieu des mâles. Blanchin la traite comme il traite tous les autres personnages : sans facilités, sans caricature. Il parvient à animer une fille, une vraie fille habillée en homme, sans verser dans aucun excès.
Avec Martha comme avec tous les autres, Blanchin fait vivre des personnages justes, attentif à la vraie sensualité des corps et des maintiens. Ce sont de vrais humains, les beaux comme les moches ; ils ont la silhouette énergique, les bras pleins, les corps mobiles et hardis. Aucun autre carcan ne les contraint que la morale et la vertu des «saints», ces mormons qui ont forgé l’éducation de Martha, et dont elle secoue le joug sans malice ni colère, comme un vêtement malcommode.

Récit généreux, qui démystifie le personnage sans le trivialiser, ce premier tome offre ainsi un véritable roman d’initiation (normal pour ces dix-sept premières années de la vie de Martha Jane Cannary), premier épisode d’une belle biographie, dont j’ai hâte de lire la suite.

Notes

  1. Lorsque Martha Jane et sa famille atteignent Virginia City, la ville emblématique de la conquête de l’Ouest, en 1865, un certain Samuel Clemens vient juste de la quitter, après y avoir utilisé pour la première fois, en souvenir de ses années sur le Mississipi, le nom de plume qui le rendra célèbre : Mark Twain.
  2. Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, II, III, 12, ed. F. Furet, Paris, GF, vol. 2, p. 264.
Site officiel de Matthieu Blanchin
Chroniqué par en mars 2008