Le Neutre, le Différent et le Double

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Krazy Kat est-il un mâle ou est-elle une femelle ? La question, posée il y a quatre-vingt-dix ans,[1] jamais résolue par l’auteur qui brouillait les pistes, reste encore aujourd’hui sans réponse ; en fait, on a cessé de croire qu’on pouvait y trouver la moindre solution, sinon que d’y voir une autre manifestation de cette extraordinaire license poétique exercée par Herriman tout au long de son œuvre. Cela dit, on trouve dans cette question prétexte à une discussion autour des rôles sexuels au sein de la micro-société de Coconino County (ce que l’on appellerait les gender studies), voire carrément de la sexualité de ses protagonistes. Cet essai, sans espérer donner une réponse conclusive à ces questions, tentera de dégager trois approches générales autour de cet étrange problème.

Le neutre

Ce qui est d’abord certain, c’est qu’il y a une bonne part de jeu de langage dans cette indétermination sexuelle de Krazy Kat. On le voit dans tel strip,[2] datant manifestement des années 1920, où Krazy annonce à Ignatz Mouse qu’il a deux belles-mères, puisqu’il est marié à la fois à un époux et à une épouse… Hors contexte, voilà qui semble osé, visionnaire même ; c’est oublier que le gag est livré sur le mode de l’auguste et du clown blanc et que cette étrange cas de bigamie polysexuelle ne sert au fond qu’à créer la surprise le temps d’un unique strip : pour ce qu’on en sait, Krazy est tout à fait célibataire et le restera. Le critique Ben Schwartz nous rappelle d’ailleurs[3] que ce genre d’humour, le non-sens ou crazy humor, était tout à fait de son temps au début du 20e siècle et qu’il faudra attendre les années suivant la Crise de 1929 avant de voir un changement significatif dans les goûts du public vers un type d’humour plus pragmatique, changement qu’Herriman, d’ailleurs, ignorera avec superbe. En d’autres mots, Krazy n’est pas né étrange ; il l’est devenu lorsque les goûts du public ont changé.

Il n’y a pas de conséquence à l’indétermination sexuelle de Krazy. Un jour il agit en homme, le lendemain en femme, ça n’a pas d’importance. La plupart du temps, la question ne se pose pas : Krazy a-t-il besoin d’être un homme ou une femme pour se promener sous son parasol ou pour chanter sous un arbre avec son banjo ? Est-ce un homme ou une femme, ce Krazy qui commande un œuf dur à Ignatz au restaurant ? On conviendra que c’est indifférent. Et d’ailleurs, pourquoi une souris qui lance une brique à un chat, sinon que pour exploiter une situation contraire au sens commun ? Et pourquoi un chien s’amourachant d’un chat ? Jeu de langage encore là : ce chien et ce chat ne connaissent pas de conflit, ils vivent paisiblement côte à côte — c’est le monde à l’envers, ils ne s’entendent donc pas «comme chien et chat»… Nous trichons ici en omettant les guillemets de protection autour des mots «souris», «chat» et «chien», chose que Herriman fait avec beaucoup de diligence et une logique implacable, signe qu’il avait conscience que son petit monde était incarné en une forme parfaitement arbitraire, permettant une multiplicité d’interprétations. Chez Krazy Kat, le nom de chaque objet significatif est mis entre guillemets : pourquoi, sinon pour extraire ces objets des contingences humaines ? Et pour continuer avec les jeux de langage : si Krazy Kat est plus souvent un il qu’un elle, n’est-ce pas simplement parce que «il» peut facilement servir de pronom indéfini.[4] L’article «elle» apporterait immédiatement une connotation : ce serait «la femme», et Krazy n’est pas ça ; mais ce n’est pas «l’homme» non plus sinon, justement, dans un sens asexué : Coconino County, terre des Hommes.[5]

Parler de sexe et de genre nous oblige à opérer une distinction sémantique car ces deux termes font référence à des concepts différents quoique faciles à confondre. L’anglais fait plus volontiers la séparation : gender, c’est le sexe — le simple fait social d’être un homme ou une femme — sans le sex — les parties génitales ou l’acte sexuel lui-même. Plus pointilleuse, l’anthropologie différencie le sexe biologique (en lien avec la détermination génétique des chromosomes X et Y), le genre (comme ensemble des rôles sociaux et identitaires associés à l’appartenance à un sexe) et la sexualité (en tant que pratiques et conceptions : ce que l’on fait versus ce que l’on est empêché de faire, ce que l’on rêve et que l’on fantasme et tout ce que l’on pense à propos de l’acte sexuel).[6] En envisageant Krazy Kat comme le lieu d’un jeu de langage, on discourt nécessairement autour de la notion anthropologique de genre au détriment de celle de sexe. Il ne s’agit donc pas ici de savoir si Krazy Kat est affublé d’un pénis ou d’un vagin.[7] La question «mâle ou femelle ?» se limite plutôt à déterminer quel rôle social (féminin ou masculin) remplit Krazy.

De ce point de vue, Krazy Kat est une sorte de castrat, un être dont la sexualité a été évacuée d’emblée et qui n’existe que comme moteur d’un projet esthétique. Krazy, c’est la chanteuse ou la danseuse et le reste du groupe, ce sont ses musiciens, ses accompagnateurs : mâles, bien sûr, mais sans que cette «séparation des sexes» signifie véritablement quelque chose. Pour donner un exemple : il y a sans doute des conclusions à tirer quant aux rôles sexuels lorsqu’on analyse la composition d’un quartet de jazz classique où la chanteuse est invariablement une femme et les musiciens des hommes — mais a priori cet arrangement n’a pas vraiment de fin dans la sexualité, il s’agit d’une convention à la fois sociale et esthétique. Krazy prend le plus souvent des airs efféminés mais il ne correspond pas aux stéréotypes habituels de la femme. Il est véritablement un personnage dans le sens le plus abstrait du terme : un prétexte, une force de la nature. Nous reviendrons sur ce dernier point.

Voyons les choses de manière plus pragmatique et notons que les allusions à la sexualité dans Krazy Kat ressemblent surtout aux idées que se font les enfants à ce sujet. La présence du personnage de Joe Stork est à cet égard symptomatique car en mettant en scène cette antique croyance comme quoi ce sont les cigognes qui apportent les bébés, elle contribue, au bout du compte, à neutraliser l’idée de la sexualité dans cet univers. D’autant que Joe Stork prend toujours les parents par surprise, comme si ceux-ci n’avaient rien fait pour mériter tel présent : on verra ainsi Krazy se cacher afin de ne pas se faire livrer un moutard par inadvertance, dont on se demande bien qui le lui aurait fait. On peut y voir un effet de puritanisme, ce ne serait qu’à moitié la vérité : l’amour, lorsque mis en scène par Herriman dans son œuvre, est invariablement courtois, remarquablement dépourvu de tension sexuelle. On y trouve plutôt une sorte de tendresse bon enfant et jamais on n’a l’impression (comme chez bien d’autres dessinateurs) de voir à l’œuvre un auteur luttant pour donner une forme socialement acceptable à ses fantasmes les moins avouables. C’est sans doute cette candeur qui permet à Herriman de mettre en scène sans arrière-pensée une sexualité en apparence aussi éclatée : s’il n’y a pas de refoulement, il n’y a pas de barrières non plus. Dans un monde imaginaire où tout est permis et où rien ne porte à conséquence, la question de la sexualité est pour ainsi dire absurde, caduque, sans objet.

Le différent

Mais voilà, Krazy est amoureux, et pas de n’importe qui : d’Ignatz Mouse qui, on le sait, est marié et père de trois enfants. Mais Krazy est aussi aimé d’Offissa Pup, policier de son état qui, de toute évidence, est lui aussi un mâle, quoique célibataire. Pour peu que l’on examine ce schéma amoureux, répété sur plus de trente ans, on ne voit plus seulement l’acte immédiat et furtif, le prétexte sans lendemain servant les seules fins rhétoriques du gag. Le procédé est trop récurrent, il finit par définir entièrement la mécanique du strip, qu’encore aujourd’hui on résume souvent à cet ingénieux triangle amoureux.

C’est qu’il est sophistiqué, ce triangle. Pour mémoire : Ignatz refuse les avances de Krazy qui ignore les sentiments d’Offissa Pup à son égard ; Ignatz lance une brique à Krazy qui prend ce geste pour une marque d’affection ; et c’est Offissa Pup, représentant de la loi, qui enferme dûment le coupable en prison, rétribution qui est en retour interprétée par Krazy comme un jeu nécessaire mais innocent. Allons plus loin en mentionnant qu’Ignatz néglige femme et enfants, qu’il va jusqu’à se ruiner pour acheter la brique du jour chez le vendeur Kolin Kelly, qu’il est obsédé au point de donner explicitement rendez-vous à Krazy afin de lui livrer violemment ladite brique derrière la caboche, bref : qu’il abuse sadiquement de la naïveté et du désir de Krazy, désir qu’il reconnaît donc forcément. Ajoutons qu’on peut deviner de la part d’Ignatz, derrière les supplications d’usage, un plaisir masochiste à se faire à chaque fois châtier pour son crime, comme si cela le confortait au fond d’être persécuté par Offissa Pup qui, disons-le, est toujours derrière lui, essayant à chaque fois d’anticiper son mauvais coup : pour ce policier maniaque, Ignatz est intrinsèquement mauvais et aucune loi n’est trop répressive pour traiter avec un tel concentré de péché, à tel point qu’il néglige tout autre délinquant (potentiel ou réel). De là à se voir dessiner un solide cas d’obsession jalouse, il n’y a qu’un pas que nous laissons ici au lecteur la liberté de franchir.

En d’autres mots, on peut s’obstiner à voir le triangle canonique comme une simple convention mais la substance du triangle, ces sentiments troubles, ces relations ambiguës incitent à délaisser l’approche conventionnelle pour se pencher sur la psychologie véritable des protagonistes. En l’occurence, puisqu’il y a tant de désir, tant d’obsessions, il devient tentant d’y voir aussi, en fin de compte, une sexualité. La question du sexe de Krazy Kat prend alors une importance évidente : en admettant que Krazy soit mâle, le rejet violent d’Ignatz peut s’apparenter à une bête répulsion homophobe ; la gêne d’Offissa Pup à dévoiler ses sentiments envers le principal intéressé (qui, au fond, n’en saura jamais rien) s’expliquerait peut-être comme une forme de refoulement face aux conventions sociales en usage. Cette gêne face à l’homosexualité incite peut-être certains critiques (au premier chef e.e. cummings) à donner systématiquement à Krazy le genre féminin dans leurs écrits, alors qu’Herriman, dans son œuvre, alterne les genres mais utilise le plus souvent la forme masculine.

L’idée d’«une» Krazy Kat s’accorde sans doute davantage à la «norme» sociale en vigueur : la mise en scène d’un triangle amoureux hétérosexuel sera moins choquante pour certains que ses contreparties homosexuelle ou bisexuelle. On pourrait croire que cette insistance à féminiser Krazy révèle au fond plus de choses sur le critique que sur l’œuvre. Mais soutenir une position inverse — l’homosexualité de Krazy et d’Offissa Pup — provoquera le même constat : s’il s’agit de décider du sexe de Krazy, c’est que derrière il y a une raison militante : soit la défense d’un certain ordre «moral», soit au contraire l’apologie de la différence face à cet ordre. Car c’est bien cela qui détonne ici : tout dans ce triangle amoureux contrevient aux normes et Krazy est la plus différente de ses trois faces. Faire de Krazy une femme, c’est tenter de normaliser la situation, de la rendre banale, de couper le fil qui dépasse et «que je ne saurais voir»… Est-ce bien pour cela qu’on lit Krazy Kat ? Pour en faire un système tout propre ? Il nous semble bien pourtant que non…

Krazy, dans notre nouvelle perspective, est précisément l’agent perturbateur qui, jour après jour, empêche ce strip hautement répétitif de tomber dans la moindre routine, l’empêche aussi de sombrer dans la mièvrerie et la facilité.[8] Homme ou femme (voire les deux, ou aucun), ce qui irrite tant Ignatz chez Krazy, n’est-ce pas de manière plus générale la bizarrerie de son identité sexuelle ? Son acharnement ne relève-t-il pas de cette peur de la différence, dont l’homophobie est une incarnation parmi d’autres ? Plus troublant : Ignatz doit bien connaître cette histoire que nous raconte Herriman le 4 mai 1919, où est révélée l’origine de la croyance de Krazy comme quoi la brique serait un «missile d’amour».[9] Car voilà qui ferait penser qu’à travers son acte Ignatz souhaite sublimer des sentiments ambigus mais réels envers Krazy : parfois, une brique est davantage qu’une brique…

Le double

Ce dernier point de vue jette un éclairage particulièrement cru sur les motivations présumées d’Ignatz mais elle est en fait impuissante à expliquer l’attirance d’Offissa Pup envers Krazy. Qu’on imagine un personnage masculin attiré par un autre à la sexualité ambiguë, pourquoi pas ? Mais que ce gardien de la loi affiche ses affections de manière aussi publique et désinhibée, voilà qui surprend. On l’a dit, Offissa Pup éprouve une certaine gêne à exposer ses sentiments envers Krazy mais cette gêne n’est pas dissemblable à celle de Charlie Brown envers la petite fille rousse, elle n’a au fond rien de trouble, d’équivoque ou d’inavoué. Si Offissa Pup est amoureux de Krazy, c’est d’une manière sereine et assumée. Ce représentant de la morale (il le dit lui-même : il est la Loi) n’y voit aucune contradiction. Et d’ailleurs personne, parmi ses concitoyens, n’insinue jamais que son désir — que tout le monde voit sauf Krazy — aurait quelque chose de déviant. Pas même Ignatz pour lui faire de commentaire désobligeant à ce sujet — et pourtant les occasions ne manqueraient pas. Un monde idéal, quoi, dépourvu des intolérances que l’on connaît même aujourd’hui dans nos sociétés soit-disant civilisées.

Une anecdote nous donnera un début d’explication. À Frank Capra qui lui demandait de décider, une fois pour toutes, si Krazy était un garçon ou une fille, Herriman eut cette réponse :
«J’ai reçu des douzaines de lettres me posant cette question. Je ne sais pas. J’ai considéré l’idée, une fois, que le Kat serait une fille. J’ai même dessiné quelques strips où elle devenait enceinte. Mais ce n’était plus le Kat. Trop de soucis par rapport à ses propres problèmes, comme si on était dans un soap opera. Tu vois ce que je veux dire ? Puis j’ai réalisé que Krazy était quelque chose comme un lutin ou un elfe. Ils n’ont pas de sexe. Le Kat ne peut donc pas être un il ou un elle. Le Kat est un lutin, une fée, libre de fôlatrer où il le souhaite. Tu ne crois pas ?»[10]

L’explication parut sans doute fantaisiste à Capra, qui ne se montra pas convaincu. Mais cette perspective — Krazy personnage magique — a l’avantage de nous suggérer une piste inédite vers un mode de pensée différent, éloigné de la «morale» sexuelle partagée par tous les pays occidentaux. De fait, pour peu que l’on adopte plutôt le point de vue, par exemple, du peuple navajo, l’existence de Krazy et sa place dans l’univers de Coconino devient non seulement parfaitement explicable, elle s’avère parfaitement normale et soudain, ce serait son absence qui serait étonnante.

Notre soudain détour chez les Navajos n’est pas totalement gratuit : Herriman les a fréquenté, a été influencé par leur iconographie : on pensera ici aux motifs des tapis qui encadrent certaines cases. Sachons d’abord que le vrai comté de Coconino (Arizona) se situe en territoire havasupai (nous en avons parlé plus haut) ; ce qu’Herriman appelle «Coconino», en fait, est plutôt calqué sur Monument Valley (Utah), situé à environ 240 km au nord-est du vrai Coconino[11] : là se situe le pays navajo, qu’Herriman a visité une vingtaine de fois.[12] De ses séjours parmi les amérindiens, s’est-il contenté de conserver des images ? Ou s’il y a eu autre chose ?

Notre hypothèse veut pousser plus loin cette indéniable source d’inspiration, et proposer que Krazy Kat corresponde à un type de personnage présent chez les Navajos sous le nom de nadle. Pour expliquer brièvement cette identité sociale et sexuelle, on pourrait dire qu’il s’agit d’une personne (génétiquement homme ou femme, voire hermaphrodite) qui est considérée à la fois comme féminine et masculine, que ce soit dans ses activités, son habillement, ses attitudes, etc. Autrement dit, les Navajos, comme plusieurs cultures à travers le monde, mélangent ce que nous avons pris tant de soin à différencier, c’est-à-dire le sexe et le genre, en se laissant la liberté d’attribuer à ces catégories une valeur ni tout à fait mâle ni femelle, mais transitoire. Le terme nadle est d’ailleurs éclairant, puisqu’il signifie «celui/celle qui est transformé(e)» ou «changé(e)».[13]

L’ethnologie utilise l’expression troisième sexe[14] pour désigner les personnes dont l’ambiguïté sexuelle (et identitaire) confère une position spéciale dans certaines sociétés. Loin d’être l’exception, ce type d’identité est présente notamment chez les Inuits de l’Arctique, chez plus de 130 peuples autochtones d’Amérique du Nord comme les Apaches ou les Navajos, mais aussi chez les Zoulous et les Swahilis d’Afrique ou encore les Hindous.[15] Et cette liste n’est absolument pas exhaustive.

Le principe de base est que la personne de troisième sexe est éduquée à la fois comme un homme et comme une femme. Cette identité mixte confère des pouvoirs spirituels ou magiques : êtres de frontières, à cheval entre le monde des hommes et celui des femmes, entre les humains et les esprits, entre la nature et la culture, ces gens sont souvent associés aux pratiques chamaniques. Ils ont une place privilégiée de guérisseurs et de médiateurs (entre les humains et le surnaturel entre autres). Leur société leur octroie également une plus grande liberté en ce qui concerne leurs comportements : ce qui est inacceptable venant d’autres individus devient normal ou attendu de leur part. D’où une sexualité multiforme («hétérosexuelle», «homosexuelle», «bisexuelle» si on peut encore parler en ces termes), le travestisme, etc.[16]

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que l’individu du troisième sexe n’est pas nécessairement un marginal au sein de sa société, en tout cas pas au sens où l’entendrait un Occidental, c’est-à-dire comme mésadapté. Au contraire, cette personne est respectée par son entourage et fait partie de l’élite (politique, religieuse, culturelle…) : bref, c’est un personnage important. Au sens de la loi ou des règles locales, ce n’est certainement pas un contrevenant.

C’est de ce point de vue que certains aspects du petit monde de Coconino prennent leur sens, et notamment l’attirance publiquement affichée d’Offissa Pup envers Krazy Kat. Tant qu’on lit cette relation avec nos yeux d’Occidentaux, elle nous semble aberrante — ou en tout cas surprenante. Mais dès que l’on accepte une manière différente de concevoir la sexualité, non plus binaire mais double, cette relation perd son étrangeté et devient même naturelle. Gardien de l’ordre, Offissa Pup est par conséquent garant de l’intégrité du lien avec les puissances occultes, et ce lien est personnifié de la manière la plus explicite par Krazy Kat. En l’occurrence, ceci tend également à expliquer à peu de frais l’aversion d’Ignatz à son endroit : éternel cartésien, celui-ci ne peut accepter l’entorse aux convenances que représente le Kat. Ignatz, en quelque sorte, c’est Frank Capra : allons plus loin et suggérons que dans le monde de Coconino, c’est l’incrédulité d’Ignatz, et non l’ambiguïté de Krazy, qui est véritablement anormale.

Herriman n’a jamais explicitement affirmé dans son œuvre que Krazy Kat était une créature magique, mais, dans un strip dominical (17 juin 1917), il composait un poème on ne peut plus suggestif qui vaut la peine d’être cité en entier car il constitue une clef majeure de l’œuvre (en plus d’être un très beau texte) :[17] You have written truth, you friends of the “shadows”, yet be not harsh with “Krazy”-
He is but a “shadow” himself, caught in the web of this mortal skein.
We call him “Cat,”
We call him “Crazy”
        Yet is he neither.
At some time will he ride away to you, people of the twilight,
His password will be the echoes of a vesper bell, his coach a zephyr from the West-
Forgive him, for you will understand him no better than we who linger on this side of the pale.

Une première lecture de ce texte nous fait penser qu’Herriman s’adresse ici à son lecteur, qu’il lui demande patience et sollicitude à l’égard de son personnage dont les actions, il le sait, alors comme maintenant, semblent plonger tout un chacun dans la plus grande perplexité. Il nous prie, en somme, d’admettre que nous ne saisirons jamais Krazy, d’accepter qu’il soit tel qu’il est. Mais cette lecture n’est que partiellement satisfaisante car elle passe sous silence la tonalité magique qui ostensiblement traverse le poème. Les vrais destinataires du poème, relisons-le, ce sont les habitants des «ombres», le «peuple du crépuscule» (people of the twilight) vivant de l’autre côté des bornes (the pale),[18] et ce qui est dit on ne peut plus explicitement, c’est que Krazy est l’un des leurs, qu’il habite temporairement une forme corporelle qui n’est pas faite pour lui, qu’il viendra un jour les rejoindre, et qu’alors, tout «ombres» qu’ils sont, même eux ne pourront saisir vraiment ce «chat» qui n’en est pas un.

Ce fameux poème du 17 juin 1917 est donc clairement adressé non pas au lecteur mais aux esprits. Herriman y proclame le statut magique de Krazy, conduit entre deux mondes, dont la double existence (à la fois ici et dans l’au-delà) se conjugue en une double identité sexuelle (homme et femme) et une double incarnation sociale (fou et sage). Krazy est à la fois l’ordre et le chaos, il rythme le monde de Coconino par des contretemps aussi imprévisibles qu’inéluctables et sans lui pour tout chambouler, on se demanderait bien ce qui dans ce monde tiendrait encore.

Terminons en mentionnant que ces deux interprétations (prière au lecteur ou poème aux esprits) n’ont pas à être contradictoires : le lecteur, est-il besoin de le rappeller, est extérieur à l’univers du récit mais son esprit habite d’une certaine manière la page même sur laquelle il pose les yeux : il fait partie, en un sens assez réel, de la cosmogonie de cet univers. L’appel aux «ombres» nous est, en ce sens, bel et bien adressé, mais de manière indirecte et détournée (l’«ombre» en question est bien celle du lecteur cachant en partie la lampe ou le soleil qui se trouve derrière lui), comme une façon d’enjamber la frontière du poème, les bornes qui définiraient ce quatrième mur par lequel acteurs et spectateurs se toisent mais qu’il est autrement interdit de franchir. Orchestrant ce monologue à l’intention du lecteur, soulignant la séparation inévitable entre les deux mondes, Herriman ne fait pas que contrevenir subtilement à cette séparation, il va jusqu’au bout de son idée car ce qu’il met en scène n’est, au final, ni plus ni moins qu’un médium, une incarnation magique de la divinité : Krazy lui-même, créature et créateur tout à la fois, messager céleste, la main d’Herriman serrant la nôtre.

Notes

  1. Le strip Krazy Kat débute officiellement en 1918 et déjà, la détermination sexuelle du personnage titre était incertaine.
  2. Strip reproduit dans Bill Blackbeard (éd.), Krazy & Ignatz. 1933-1934 : Necromancy by the Blue Bean Bush, Fantagraphics, 2004, p.16.
  3. Ben Schwartz, «The Court Jester : Hearst, Herriman and the Death of Nonsense», Bill Blackbeard (éd.), in Krazy & Ignatz. 1929-1930 : A Mice, A Brick, A Lovely Night, Fantagraphics, 2003, p.8.
  4. C’est d’ailleurs le parti pris qu’on retrouve dans la langue française : le masculin l’emporte sur le féminin (pas nécessairement comme sexe, mais plutôt comme genre représentant un indéfini). Bien sûr, le he anglais ne suggère pas aussi explicitement cet indéfini, mais il peut quand même jouer ce rôle. D’ailleurs, le she pourrait tout autant suggérer l’indéfini : les marins nomment bien leur navire au féminin, même chose pour les pilotes leur avion, qui diront «she is flying», jamais «it is flying». Krazy Kat moyen de transport : c’est dire que même le she anglais peut évoquer, dans ce sens un peu occulte, une valeur asexuée. Encore un jeu de mots…
  5. Le nom du comté de Coconino (qui existe vraiment) serait dérivé de Cosnino, autre nom de la tribu des Havasupai ou Havasu ‘Baaja (le «peuple des eaux bleu-vert»), qui vit depuis 800 ans au cœur du Grand Canyon. Wikipedia English, article «Coconino County». À noter une tendance souvent remarquée en ethnologie où les peuples s’autodéfinissent comme «humain» ou «gens de tel endroit».
  6. Pat Caplan (éd.), The Cultural Construction of Sexuality. Londres / New York : Tavistock Publications. 1987. 304 p.
  7. Dans la tradition du funny animal, les personnages animaliers, qui sont souvent nus, n’ont jamais d’organes sexuels apparents (seins compris). La question de leur sexe n’en est que moins décidable. Cette asexualité n’est bien entendu plus la règle au moins depuis Crumb.
  8. On peut aussi y voir, comme la critique américaine Elizabeth Crocker, une nécessité interne du récit : «Car quelque ostracisé qu’il soit, Krazy a de bonnes raisons de souhaiter maintenir sa position en tant que l’Autre officiel de Coconino County ; cette position lui donne la licence voulue afin de changer de rôle lorsque nécessaire, voire par simple caprice, elle lui permet la liberté à travers son identité changeante. Cette liberté résulte de la réalisation par Herriman du fait que ce qui construit l’identité, c’est la reconnaissance erronée et constante des paramètres politiques, sociaux et discursifs comme des contraintes naturelles à la subjectivité. L’identité déstabilisée de Krazy suggère la possibilité d’un nouveau type de sujet, moins fixe, plus libéré.» Elizabeth Crocker, «“Some Say It With A Brick” : George Herriman’s Krazy Kat», notre traduction.
  9. Dans ce strip du dimanche 4 mai 1919, Herriman imagine qu’en Égypte ancienne, un amoureux (souris) lança un jour une brique à son amante (chat) en signe d’affection (il faut dire qu’un mot doux était gravé sur la brique en question). Depuis ce jour légendaire, les chats, Krazy en tout cas, voient la brique comme un «missile d’amour» (remarquons en passant l’élégant jeu de mot qui nous mène imperceptiblement de missive à missile). Pour la planche en question voir Patrick McDonnell et al., Krazy Kat : The Comic Art of George Herriman. New York : Abradale Press / Harry N. Abrams. 1986. p.29.
  10. Cité par Ben Schwartz, ibid., p.9, ainsi que dans Patrick McDonnell et al., ibid., p.54. Notre traduction. Herriman utilise les termes sprite, elf et pixie que nous avons traduits respectivement par lutin, elfe et fée.
  11. Rappelons que Monument Valley, par son aspect insolite, a inspiré quantité d’auteurs de western, allant de John Ford à Jean Giraud…
  12. Patrick McDonnell et al., ibid., p.68-76.
  13. Wikipedia English, article «Hosteen Klah». On trouvera aussi un article du Kennedy Museum of Art (Ohio University) portant sur le nadle et le personnage de Hosteen Klah, un Navajo qui a grandement contribué à faire connaître aux anthropologues sa culture.
  14. On a longtemps parlé de «berdache» pour identifier ces individus, mais ce terme tend à être abandonné par les anthropologues à cause de sa connotation péjorative, dénoncée par les principaux intéressés. Berdache vient du mot français «bardache» ou «bardash», dont l’étymologie complexe provient de sources indo-européennes, et dont on signale des sens possibles proches de prostitué mâle, de prisonnier, etc. Les Amérindiens en 1990 ont plutôt proposé l’appellation deux-esprits, qui est un calque d’un mot de la langue ojibwa (Wikipedia English, article «Two-Spirit»).
  15. Wiktionary English, article «Transwiki : Two-Spirit».
  16. Sur le troisième sexe, voir notamment Bernard Saladin D’Anglure, «Du projet “PAR.AD.I” au sexe des anges : notes et débats autour d’un “troisième sexe”», Anthropologie et Sociétés, vol.9, no 3, 1985 : 139-176.
  17. Patrick McDonnell et al., ibid., p.28 et 121. Voici notre traduction plus ou moins littérale : Vous avez dit vrai, amis des «ombres», mais ne soyez pas durs envers «Krazy» –
    Il n’est lui-même qu’une «ombre» prisonnière des filets de son enveloppe mortelle.
    Nous l’appelons «Chat»,
    Nous l’appelons «Fou»
            Mais il n’est ni l’un, ni l’autre.
    Un jour il repartira dans votre direction, peuple du crépuscule,
    Son mot de passe sera les échos d’une cloche vespérale, son carosse, un zéphyr de l’Ouest –
    Pardonnez-lui, car vous ne le comprendrez pas davantage que nous qui errons de ce côté des bornes.
  18. Pale, mot anglais légèrement archaïque (du vieux français pal), peut signifier à la fois borne ou bien ce que cette borne représente, c’est-à-dire une frontière ou une limite. L’expression courante to go beyond the pale est souvent traduite par «dépasser les bornes».
Dossier de & en janvier 2009