Matthieu Bonhomme

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A l’occasion de la sortie du troisième tome du Voyage d’Esteban, Matthieu Bonhomme, auteur heureux, nous parle de cette série et de son travail en général, dévoilant ainsi une très fine pensée du dessin, une pensée immanente qui est la trace des problèmes pratiques qu’il rencontre dans sa pratique quotidienne de la bande dessinée – et qu’il s’efforce de surmonter avec à l’esprit cette envie de conter des récits d’aventures qui, en puisant dans son expérience personnelle, visent à l’universalité.

David Meulemans : Avant de rentrer dans le vif du sujet, ce troisième volume d’Esteban, peut-être peux-tu nous dire comment tu es arrivé chez Dupuis ?

Matthieu Bonhomme : Il y avait un nouvel éditeur chez Dupuis qui avait bien aimé l’expérience de Capsule Cosmique. Il voulait récupérer la série. Depuis quelques mois, j’avais du mal à poursuivre les aventures d’Esteban, mais le plaisir de passer chez Dupuis m’a libéré et j’ai enfin pu écrire cette série qui me tient particulièrement à cœur. C’est l’assouvissement d’un désir ancien, car, quand j’ai commencé à faire de la bande dessinée, avant de faire des albums, pour m’exercer, j’avais plusieurs supports à ma disposition, et j’avais démarché Spirou qui correspondait à ma manière de faire et j’ai fait mes premières armes dans le Journal de Spirou. Puis, quand, avec Gwen de Bonneval, on a présenté Messire Guillaume, on avait l’un et l’autre l’idée d’aller chez Dupuis, parce qu’on avait l’impression que la série y avait sa place — le héros étant jeune, cela semblait coller avec leur vision de la bande dessinée tous publics. Cela leur a plu et, naturellement, on est allé chez eux.

DM : D’ailleurs, je crois qu’il y a une nouvelle édition en cours de Messire Guillaume, non ?

MB : Effectivement. Quand Gwen de Bonneval a écrit Messire Guillaume, il l’a d’emblée pensé en trois segments d’une histoire et, d’ailleurs, chaque album reprend à la case de l’album précédent. Bientôt, une intégrale va sortir, sans les coupes, comme un seul grand récit — mais sous le format de demi-pages, parce que, sur cette série, mes pages étaient conçues pour pouvoir être coupées en deux, cela va faire un beau format, classique, à l’italienne. Ce sera en noir et blanc, pour montrer le travail du crayon.

DM : Justement, alors que les volumes de Messire Guillaume s’enchaînent, ce nouveau volume d’Esteban commence avec un prologue. Pourquoi ?

MB : L’introduction au début du nouveau volume d’Esteban est un truc éditorial pour permettre aux nouveaux lecteurs de découvrir les éléments de cette série : le bateau, l’équipage, le fantastique et, bien sûr, ces personnages raconteurs d’histoires. C’était important, comme je changeais d’éditeur, de Milan à Dupuis, je changeais aussi peut-être de public. Il fallait donner au lecteur n’ayant pas lu les premiers volumes les moyens de raccrocher les wagons.

L’écriture

DM : Tes différentes bandes dessinées manifestent un gros travail de documentation. A quel moment ce travail se fait-il ?

MB : Je suis toujours dans la documentation — par exemple, l’oiseau chapardeur du prologue d’Esteban 3, je l’ai trouvé tel quel dans un livre, avec son œil de requin, son bec de pervers — un bec coupant comme un rasoir, il avait la tête plongée dans le corps d’une bête : cet oiseau est une vraie saloperie de deux mètres d’envergure. J’ai ainsi lu que Magellan, parvenu au détroit qui porterait son nom, a perdu des hommes, envoyés en reconnaissance et attaqués mortellement par une nuée de ces monstres. J’ai renoncé à reprendre complètement cette histoire, mais l’épisode de l’oiseau chapardeur est une manière de montrer la violence de cette région de la nature, où ces grands oiseaux, affamés, peuvent dévorer des marins.

DM : Et quelle place ont eu tes références littéraires, nombreuses mais discrètes, dans ton travail sur Esteban ?

MB : Adolescent, j’ai lu et aimé Moby Dick — que j’ai même vu adapté en bande dessinée par un des auteurs que j’aime beaucoup, Rossi. Pendant très longtemps, c’était la mode, d’adapter des romans «mythiques» en bande dessinée — sans doute pour attirer les plus jeunes vers l’écrit. J’étais aussi un avide lecteur de récit de voyages et de vies de marin. Un copain m’avait fait découvrir Francisco Coloane, dont j’ai tous les bouquins. Récemment, j’ai découvert Patricio Manns. Il a écrit un roman complètement dément, qui s’appelle Cavalier seul. Dans ce roman, Manns s’inspire d’un type qui a réellement existé, Julio Popper, un aventurier qui s’est installé en Terre de Feu et qui a eu un parcours incroyable. Il est devenu un tueur d’indiens, chercheur d’or — dans le roman, ce personnage à la sexualité ambigüe devient une sorte de fou, sans valeur, une figure proprement démentielle. J’ai lu aussi le Magellan de Stefan Zweig ou En Patagonie de Bruce Chatwin. Mais toutes ces lectures, toutes récentes, ne sont qu’un moyen pour retrouver des rêveries d’enfant, quand j’étais fasciné par une amie de mes parents qui vivait en Argentine. Car j’ai longtemps rêvé de la Terre de Feu, sans jamais l’avoir vue, même en photo. J’imaginais que j’étais au bout d’un continent — sur ce bout de terre, je voyais l’horizon en équilibre, des arbres brûlés (il devient pensif, emporté par sa rêverie, puis, il revient à lui :) après, j’ai vu des photos et la beauté de ce bout de terre m’a frappé.
Bon, voilà pour mes sources «littéraires» et leur importance personnelle. Et je songeais depuis longtemps à une histoire de chasse à la baleine, mais j’avais peur de recopier Moby Dick ou Coloanne. Donc, je ne me lançais pas — tout en continuant à me documenter. Je récupérais des cartes postales de marins bretons, regroupé par exemple dans certains livres des éditions ouest France– quand je passais par une brocante, je regardais les bouquins qui me donnaient des éléments sur la culture de la marine à voile, telle qu’elle existait encore au début du vingtième siècle. Puis, peu à peu, je me suis acheté des bouquins sur l’Antarctique, je suis allé lire des récits de voyage sur Internet, de gars qui exposaient sur leurs sites leurs propres photos… Sur la chasse à la baleine à proprement parler, j’avais deux-trois livres, très précis, très documentés. Je me suis même retrouvé, dansEsteban, à reproduire un travers de Moby Dick, dont un bon tiers est une étude sur la chasse à la baleine — je ne voulais pas basculer dans le documentaire, mais, à deux-trois moments, on y a droit (rires) ! Cela dit, Moby Dick, même si de nombreuses adaptations ont diffusé ce récit dans la culture, reste un roman que peu de gens lisent vraiment, car son écriture est parfois austère.

DM : D’ailleurs, en termes de références littéraires, dans Esteban, on est plus chez Stevenson que chez Melville.

MB : Oui, L’île au trésor, offert par mon grand-père, est le premier roman que j’ai lu. J’étais attiré par ces récits d’enfants, partant à l’aventure — des récits qui sont très nombreux, en bande dessinée, en roman, ou à la télévision. Que ce soit dans Messire Guillaume avec ce chevalier qui devient une sorte de père adoptif, ou dans Esteban, avec le capitaine, on retrouve ces pères adoptifs, en quelque sorte, qui guident ces figures d’orphelins, qui quittent leur mère pour aller à l’aventure. Un des ressorts (encore inconscient) de mes récits, c’est la question du rapport des enfants avec les adultes, avec le monde des adultes. Cela dit, il y a dans Esteban quelque chose de neuf, c’est que je ne conçois pas le capitaine comme une figure volontairement paternelle : c’est juste un homme, autonome, qui veille à ses affaires — il s’occupe d’Esteban sans s’en occuper. C’est une figure de père négligent. C’est même un capitaine négligent — il met régulièrement les autres dans la panade. En fait, il repose à sa façon la question du rapport entre l’âge adulte et l’enfance. D’un côté, c’est un adulte et ses actions ont des conséquences graves. D’un autre côté, il raisonne comme un adolescent turbulent. La situation désespérée sur laquelle s’ouvre le tome trois d’Esteban est le résultat direct d’une blague d’ado — faite avec innocence, mais lourde de conséquences. Pour moi, ce ressort est un moyen de faire des clins d’œil à Charlier — qui, dans certains albums, (ex : Blueberry) a le chic pour mettre ses personnages dans des situations de plus en plus inextricables.

DM : Esteban, c’est l’œuvre dans laquelle tu deviens pleinement auteur, scénariste. Est-ce que tu t’es dissocié, pour ainsi dire — scénariste le matin, dessinateur l’après-midi ?

MB : Non, non ! J’écris en dessinant. Cela ressemble à un storyboard, mais pas très précis. Il y a parfois des cadres où seul un petit détail est précis, car il va servir à une étape du récit. Ce peut être une main, une tête ou un poteau. Mais ce qui est important, c’est de conserver la spontanéité du récit. En ce sens, quand «j’écris» ou quand je dessine, je fonctionne toujours par séquences. Une «séquence», cela peut être deux pages, où sont réunies une information importante et une action — je m’efforce toujours de résoudre les choses par une action. Je ne parviens pas à intellectualiser mon récit. Au début, je pensais que la meilleure méthode était d’écrire un résumé de toute l’histoire que je veux raconter, puis, de passer à une proposition de découpage — puis à un storyboard, puis à des pages. Mais cette méthode ne me convient pas. Systématiquement, je découvre que ce qui devait faire deux pages fait une case — que ce qui devait faire deux cases, fait finalement trois pages.

DM : Une fois armé de ce storyboard, passes-tu directement au dessin ?

MB : Pas sur le champ. Je fais d’abord relire la bande dessinée à quelques amis qui ont déjà lu les premiers volumes, et ils me donnent des conseils fondamentaux, en soulignant qu’à tel endroit, l’enchaînement n’est pas clair — ou qu’à tel autre, la bulle est mal placée. Puis, l’éditeur voit la chose et me donne souvent de bonnes idées. Il m’a ainsi suggéré de trouver un moyen de lancer la suite dès la fin du troisième album d’Esteban. Je le remercie, en début d’album, pour cette très bonne idée : au début, c’est clairement une contrainte, mais cela m’a permis de repenser dramatiquement la fin de l’album, et de l’améliorer ! Le quatrième album commencera ainsi sur une action qui sera l’effet direct de cette dernière situation. C’est une vraie satisfaction de parvenir à cela. A certains égards, c’est un moyen de renouer avec la littérature en feuilleton à la Dumas. Avec cette particularité que le suspens me semble plus aisé à créer dans la bande dessinée, car l’unité de la page fait que, quand on coupe l’histoire, par exemple lors d’une publication en revue ou en journal, on a une impression de suspens — on a à la fois l’arrêt en cours d’une séquence (dont on veut avoir la fin) et aussi une sorte d’achèvement, qui est l’achèvement de la page. En dehors des doubles pages, qui ne doivent surtout pas être coupées, les autres coupes me semblent toujours fonctionner. La fin de ce troisième album se fait autour de deux histoires — l’histoire du capitaine et l’histoire d’Esteban. Le capitaine, on sent que son avenir va être mouvementé. Esteban, il est épuisé, il a une sorte de sourire impossible : certes, il est sauvé, mais il est seul — il ne peut donc être parfaitement heureux. Bon, mais ce sera dans le quatrième volume que je raconterai comment cette impossibilité va concrètement s’imposer à lui.

DM : Ce qui est intéressant, c’est que tu es initialement dessinateur, et que tu as déjà confié ta difficulté à passer aux mots, et L’Âge de raison, c’était vraiment le récit de ce lent acheminement vers la parole. Et là, dans Esteban, non seulement tu as trouvé des mots, mais tes personnages aussi ont trouvé des mots, dans la mesure où les deux personnages centraux, Esteban et le capitaine, sont des personnages de conteurs. Comment es-tu arrivé à cette idée, de créer des personnages de conteurs ?

MB : Cela m’est venu naturellement. C’est venu inconsciemment. Je mets beaucoup de moi dans ces deux personnages — ce sont des personnages parfois difficiles d’accès, comme le capitaine, mais qui, peu à peu, attirent l’attention sur eux en racontant des histoires. C’est un peu mon parcours. D’ailleurs l’exercice de «narration dans une narration», ce n’est pas un dispositif que j’aime particulièrement, au cinéma ou en littérature. Mais, en bande dessinée, cela m’amuse et, je crois, fonctionne. Dans Esteban, cela répond à une nécessité, et je pense, est aussi une réalité historique du rôle important du conteur dans la société rurale de cette époque. Mais attention : alors qu’à un moment, sollicité par les marins qui veulent tromper l’ennui de la mer, Esteban est sommé de raconter une histoire, il refuse. Il ne raconte pas des histoires pour divertir, mais parce qu’il a quelque chose à dire.

DM : En lisant Esteban, je me suis d’ailleurs dit que c’était un sacré tour de force, de situer cette histoire sur une barque. C’est une grosse contrainte, comme dans le film de Hitchcock, Lifeboat.

MB : J’avais lu le livre d’entretiens de Truffaut avec Hitchcock et j’avais vu des photos de Lifeboat mais je me suis dit qu’il ne fallait peut-être pas que je le voie, histoire de ne pas être trop marqué. Et puis, la monotonie de la mer s’est effacée, car le récit suit des actions : j’ai fait un peu de bateau, et ce que j’ai noté, c’est que, dans une traversée, l’ennui est rare — il y a toujours quelque chose à faire. Je n’ai eu aucune difficulté à remplir le récit : j’ai cessé de me demander comment le remplir — et j’ai suivi la simple logique du récit.

Le dessin et la couleur

DM : Tu fais partie des auteurs qui ont la chance d’avoir plusieurs séries en parallèle. As-tu l’impression de changer de style visuel entre tes séries ?

MB : L’histoire guide ma façon de faire. Le dessin se met au service de l’histoire. Pour Le Marquis, je fais un peu plus «à la traditionnelle» , je fais plus de documentation — pour Esteban, je cherche à être plus synthétique. Le dessin est le même. A la rigueur, il y a de petites inflexions liées à des choix techniques. Pour mes deux séries, j’encre à la plume. Le pinceau ne me convient pas. Cela demande une décontraction extrême. Mais pour Le Marquis, j’ai un papier plus épais, plus grand, je dessine et j’encre sur mon crayonné que je vire après. Alors que sur Esteban, j’emploie du papier plus fin, du papier machine, genre : c’est pas grave, je me détends — et j’encre par transparence. Je peux changer des choses, en employant ainsi une table lumineuse. La table lumineuse, c’est moins «tradition de la bande dessinée». Et puis sur Esteban, comme pour Messire Guillaume, j’ajoute à mon encrage des valeurs et des matières créées au crayon.

DM : Et quelle définition donnerais-tu de ton dessin ? De manière schématique, on pourrait le décrire comme «réaliste», non ?

MB : Oui. Pour moi, Esteban, c’est une bande dessinée réaliste, d’un réalisme schématique. Cela dit, je suis loin du réalisme qui consisterait à viser l’exactitude photographique, où l’on s’échine à recompter les poils de barbe du héros, chaque pli du vêtement. C’est une difficulté de dessin, mais elle est parfois inféconde. Là se joue quelque chose d’important avec les yeux : D’un côté, Il faut faire les cils, la physiologie de l’œil, l’ombre de la paupière, il faut choper la courbe de l’œil, on risque toujours de faire des yeux globuleux, puis, quand on passe à l’autre œil, il faut surtout faire la même chose, et à moins d’être super balaise, on arrive souvent à faire loucher le héros.
De l’autre, et c’est mon cas je trouve que c’est plus simple de privilégier l’expressivité de l’œil, un trait qui coiffe un cercle, combinaison dont les infimes variations sont des nuances d’expression. — Ce procédé est peu employé dans la bande dessinée «réaliste», pourtant, en accentuant l’expressivité des traits, il permet à mon sens d’accroître le réalisme. Disons que la ressemblance, qui est importante pour les dessinateurs réalistes, gagne à passer par la ressemblance expressive et non la ressemblance directe. La ressemblance directe peut finir par terriblement limiter la palette du dessinateur, qui s’interdit alors beaucoup de choses. Un dessin plus synthétique permet de «typer» davantage les personnages, de les faire vraiment gros, ou vraiment élancés. On pourrait par exemple opposer, de la même façon, les super-héros de comics, tous taillés dans le même modèle, avec peu de variations, et les héros des Indestructibles, le film de Pixar, qui sont d’abord dessinés avant d’être modélisés.

DM : Un point qui m’a surpris, mais c’est aussi parce que je n’avais pas lu de bande dessinée Dupuis depuis un temps certain, c’est l’emploi du gris comme élément structurant du dessin. En fait, ce n’est plus vraiment du dessin, mais ce n’est pas encore de la couleur. Comment procèdes-tu ?

MB : Dans Messire Guillaume comme dans Esteban, j’emploie le gris. Ça, c’est un plaisir de dessin, qui a aussi la fonction de parer en amont, si possible, la tendance de froideur qu’a la mise en couleur par ordinateur. La couleur, même si elle sert le récit, a parfois aussi tendance à trop estomper les contrastes entre le noir, le blanc et le gris. La nouvelle édition de Messire Guillaume, en noir et blanc, rétablit le rôle de matière et de lumière que joue le crayon. Dans Le Marquis d’Anaon, il n’y a pas de gris, l’impression de «trame grisée» est donnée par des hachures. La production du gris est rendue possible grâce à divers progrès technologiques. Je dessine, j’encre, faisant ainsi disparaître sous l’encre la première étape du crayon — puis je retravaille la feuille au crayon, ce qui crée ces gris. Et, désormais, on peut scanner finement en conservant le gris, ce qui auparavant était impossible, ou pas toujours très heureux.
Cela implique un gros travail sur les scans, de nettoyage, de balance des contrastes — je m’en occupe car je sais quel résultat je veux. Je distingue ce qui est «sale» de ce qui est de la «matière utile». Et après, la page est envoyée chez le coloriste, qui intervient avec mes propositions parfois un peu générales, d’ambiance, d’atmosphère. Par exemple, le premier Messire Guillaume se passe en automne et j’ai donc dit au coloriste de mettre des rouges, des ocres, de couleurs de sol, de feuilles mortes — j’ai vraiment beaucoup aimé son travail. Quand le coloriste a fini, je récupère les fichiers, fais quelques modifications minimes et adresse le tout à l’éditeur. Messire Guillaume était publié en feuilleton dans le Journal de Spirou, donc on était toujours pressé par les délais. J’ai décidé de continuer à travailler comme cela avec Esteban — en donnant des «intentions» au coloriste, qui apporte son point de vue et son savoir-faire, et en reprenant les pages après, pour vérifier les échos et concordances entre tous les aspects de l’album. Cette intervention est nécessaire pour éviter les ratages – même si je n’ai pas du tout de mauvaise expérience à raconter !

Le métier

DM : Tout à l’heure, je te disais que tes bandes dessinées sont les premières bandes dessinées Dupuis que je lis depuis longtemps — à cet égard, tu te retrouves à une époque où pas mal de tes lecteurs ont «appris la bande dessinée», pour ainsi dire, en lisant des comics ou des mangas — et connaissent mal la tradition franco-belge. Qu’est-ce que cela change, selon toi ?

MB : Ces nouveaux lecteurs, formés par d’autres lectures, comics ou manga, apportent en fait quelque chose de positif. Par exemple, la vague manga, qui a duré dix ans, se stabilise un peu et on voit plein de nouveaux auteurs de bande dessinée, qui ont grandi avec le manga, et qui sont capables de lier ainsi différentes traditions — ils sont comme des transfuges, ou plutôt des passerelles qui, par étapes, créent des ponts pour les lecteurs, entre le manga et la bande dessinée franco-belge, des ponts rares mais qui existent, ce qui n’était pas le cas il y a dix ans.
Ce qui permet ces évolutions créatives, c’est cette particularité en France, de donner un statut d’auteur à celui qui fait de la bande dessinée, alors que, souvent, dans le comics ou le manga, on trouve des studios, où les dessinateurs sont des employés, des tombeurs de page et se trouvent coincés. Bien sûr, les Américains qui font des «graphic novels» échappent à cela (comme Jaime Hernandez) — ils arrivent à raconter leurs histoires. Mais je ne sais pas si cela marche très bien aux Etats-Unis. Il y a là aussi la question du prestige à être auteur. Et beaucoup opposent être Auteur, avec un grand «A» et auteur de bande dessinée, considéré souvent comme un sous-genre. Les auteurs de bande dessinée de ma génération – et des précédentes – ont grandi avec cette étiquette. Je dis aujourd’hui «je fais de la bande dessinée», car je n’ai aucun complexe, j’assume — ce n’est ni puéril, ni méprisable : il n’est donc nul besoin de chercher à attirer la sympathie ou le respect en rebaptisant ce métier : je suis auteur de bande dessinée.
Mais quand j’étais en école d’art, même pour les profs que j’admirais, la bande dessinée n’avait vraiment pas la cote et elle était vraiment prise de haut, alors que déjà, je sentais que c’était dans la bande dessinée qu’on trouvait les bons dessinateurs, et, finalement, le beau dessin. En ce sens, comme pour beaucoup, c’est le beau dessin qui m’a amené à la bande dessinée. J’étais attiré par l’illustration, aussi, mais là, quelque chose ne me convenait pas. Il s’est avéré que c’est mon rapport à la narration. J’ai besoin de l’histoire scénarisée. L’image avec les effets cinétiques de la narration bande dessinée. On peut, en bande dessinée, être un très bon narrateur sans être un excellent dessinateur. C’est la particularité de la bande dessinée. Un dessin avec comme but final l’image fixe, ou un dessin comme but final d’être un véhicule narratif. Cela requiert des qualités différentes. D’ailleurs, je suis assez sceptique quand je vois les tentatives de migrations, les auteurs de bande dessinée qui se mettent à la peinture, les peintres qui se mettent à la bande dessinée — c’est souvent pas très concluant. Du côté des peintres, le changement de support ne va pas toujours chez eux avec la considération de ce fait pourtant évident pour moi, que ce qui est propre à la bande dessinée, c’est la logique narrative. Leur attention se porte trop sur des éléments strictement graphiques. Ils voient la bande dessinée comme un support d’expérimentation, mais pas comme le lieu d’un achèvement.

DM : Cela m’amène justement à une réflexion que je suis faite en lisant cette dernière livraison d’Esteban. D’un côté, tu t’inscris dans une tradition, et ce serait difficile de dire que ton travail appartient à une avant-garde, mais, d’un autre côté, il me semble que tu ne te contentes pas de reprendre un flambeau, mais tu retrouves le feu initial de cette tradition et son ambition de produire des récits pour tous.

MB : J’aime le principe d’être «tous publics» — la clarté de case, de lecture, j’en ai besoin, j’en ai toujours eu l’envie — je veux une transparence du dispositif, pour le lecteur. Pour mon travail, cela simplifie tout — la simplicité du dispositif fait que mon seul référent possible, c’est ce que j’ai vu dans la vie, dans le monde réel. Quand je dessine un truc et que je me rends compte que je l’ai déjà vu en bande dessinée, je l’efface — c’est sans intérêt. Alors, bien sûr, cela amène à dire parfois des choses personnelles, mais il y a un lien, souvent remarqué, mais que je trouve très juste, entre le très personnel et le très universel. Si ce qui est personnel est livré avec sincérité, avec investissement, cela a un écho universel.
Cette exigence que je m’adresse, afin d’éviter, si possible, la démonstration pour être dans le récit pur. Je veux pouvoir lire, relire mon histoire, repartir dedans comme dans un beau rêve — pour que ce soit possible, il me faut éviter la démonstration, il faut que mes personnages soient vrais et pas des pièces dans un dispositif, ou les outils d’une démonstration.

DM : Dirais-tu, en ce sens, que la bande dessinée est un support «populaire» ?

MB : Oui, bien sur. Mais, même si la bande dessinée semble un support «accessible», c’est un support dont la lecture requiert une habitude de décryptage et, pour ma part, je connais pas mal de gens qui ne lisent jamais de bande dessinée. Souvent, c’est une de mes ambitions, ou un de mes espoirs, de produire une bande dessinée telle que je peux leur mettre dans les mains, en leur disant, voilà, ça, tu vas pouvoir le lire sans l’aide de personne. Quand j’ai commencé à faire de la bande dessinée, je sentais bien que, pour certains copains, je devais les prendre par la main et presque les accompagner dans la lecture pour qu’ils suivent, qu’ils comprennent. Or, je voulais que mes pages soient autonomes. Alors je me formais sur le tas, en faisant des pages photocopiées que j’insérais dans des bandes dessinées de pros, et j’essayais de voir si cela fonctionnait, si les enchaînements se faisaient «naturellement». Le triomphe de Tintin, c’est que la plupart de ses lecteurs ont pu le lire sans se poser de questions sur comment le lire — ils l’ont lu, c’est tout, et l’aventure les a pris, emportés. C’est d’autant plus remarquable que Tintin, parfois, c’est un peu bavard, ou abrupt dans le récit, voire «dur» dans le dessin. Le dessin, c’est le média qui permet de fixer l’imaginaire sur l’histoire — mais ce qui reste, après, c’est l’histoire, c’est ce qui demeure. Hergé, ou Goscinny, c’est des inventeurs d’histoires.

Projets

DM : Sautons de ce passé lointain au futur immédiat. Quels sont tes projets actuels ?

MB : J’ai un projet avec Lewis Trondheim pour 2010. C’est un jeu avec la narration, le rythme. Trondheim écrit une histoire, un gros morceau, je dois aller vite, changer de format, c’est une écriture dynamique, des pages de six cases maximum. Pour moi, c’est fantastique : chaque page de son histoire est une surprise. Trondheim pratique, j’ai l’impression, une vision de la bande dessinée, populaire et pointue à la fois, dans la mesure où il cherche toujours de nouvelles situations, de nouvelles choses. Bon — je n’en dis pas plus.

DM : As-tu d’autres projets de ce genre, qui te font évoluer, formellement ?

MB : J’aimerais me prouver que je peux écrire des histoires plus adultes. J’ai pas mal de projets. J’ai des séries en cours, donc la nécessité de produire, ce qui est bien — mais j’aime l’idée d’avoir des projets qui se développent peu à peu. Par exemple, je regrette de ne jamais faire la couleur — mais, en même temps, j’aime bien sortir plusieurs titres par an, ce qui serait difficile si je me mettais à la couleur. Actuellement, je passe au maximum deux semaines de correction sur la couleur. C’est rien — si je devais faire moi-même la couleur, j’y passerais deux mois. Quand même, j’aimerais bien refaire de la mise en couleurs — je l’avais fait pour l’Age de raison ; je m’étais bien amusé, je voulais des gammes qui fonctionnent, tout en étant bizarres, jaune pâle et mauve, moutarde — le rôle que joue souvent la couleur dans la bande dessinée, de séparer les plans, de dessiner les silhouettes, permet des rapprochements qui, abstraitement paraissent incongrus, voire très moches.

DM : Et, d’un point de vue «thématique», vers quoi te diriges-tu ?

MB : Dans toutes mes bandes dessinées, il y a toujours un aspect fantastique et initiatique. C’est le fruit du hasard, ce côté fantastique, et j’aimerais bien aller vers des histoires réalistes. En fait, je suis plus adepte de récits d’aventures que de récits fantastiques — mais c’est vrai que, quand je regarde Apocalypse Now, je suis fasciné par les aspects du récit qui flirtent avec le fantastique. Pour conclure, je voudrais plus de réalisme, mais je ne sais pas encore ce que je vais trouver en chemin !

[Entretien réalisé le 12 Octobre 2009 à Paris.]

Entretien par en décembre 2009