Pierre Philosophale ?

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La semaine dernière, sur le site de la Saline Royale d’Arc-et-Senans, se tenait la première édition de Pierre Feuille Ciseaux. Avec, derrière l’appellation de «laboratoire de bande dessinée», l’idée avouée de «soutenir et présenter une certaine forme de bande dessinée, sans passer par la case dédicace mais en favorisant la rencontre et la compréhension des univers des auteurs.»
Exit donc l’approche des habituels festivals — au programme : 27 auteurs d’horizons divers pour une semaine de résidence conclue par un week-end de rencontres et de présentation des travaux réalisés. Invité par June, l’un des instigateurs de la chose, à participer à l’animation des «causeries» des deux derniers jours, j’y étais.
Vue subjective.

Il y a tout d’abord le lieu lui-même, la monumentale Saline Royale organisée en demi-cercle, à la fois rempart contre l’extérieur, et enceinte dans laquelle se déroule la vie — dormir, manger, boire, parler aussi. Car cela reste en premier lieu un espace de rencontre — renforcé par cette bulle isolée loin de tout, dans cet espace démesuré où l’on se sent minuscule, dans les moments partagés (repas, soirées) où les groupes se mélangent, simplement.
Et bien sûr, l’atelier se situe au centre, comme si la création était le principe qui animait tout cela, cœur battant avec enthousiasme. A un bout de la pièce les tables de sérigraphie, à l’autre la Fabrique de Fanzines, d’un côté la couleur et de l’autre le noir et blanc (photocopieuse oblige), deux pôles entre lesquels les auteurs évoluent et naviguent.
On produit, on dessine, les pages s’amoncellent au milieu des tables, presque négligées, comme si l’important n’était pas ce qui était fait mais ce qui restait à faire, comme s’il y avait urgence à tirer le maximum d’une trop courte semaine. On s’émule, on se charrie aussi — et l’on parle alors en premier lieu non pas de ce que l’on a fait, mais de ce que l’on a vu les autres faire, une note d’émerveillement dans la voix. Untel est un tueur, tel autre a trois idées à la minute, tel autre encore déborde toujours d’énergie malgré l’accumulation des nuits courtes.

C’est sans doute aussi parce que les auteurs sont là avant tout pour eux-mêmes. Les livres qui les cachent habituellement sont ailleurs, un peu plus loin, presque engoncés dans leur finition industrielle. Ici, c’est une autre industrie qui s’anime, la création est brute, manuelle, directe. On n’est pas là pour théoriser, mais pour pratiquer et explorer — et découvrir aussi.
Il règne là une sorte de tourbillon qui emporte tout, une effervescence qui ne laisse personne indifférent, encourageant chacun à créer, à participer, à embrasser les contraintes. Et les projets de fuser, les groupes se former pour des collaborations improbables, comme cette contrainte de LL de Mars illustrée par Alex Baladi et co-racontée par JC Menu et William Henne. Comme ce concert d’Angil avec Guillaume Long au dessin, et qui respecte l’un des exercices OuBaPiens proposés par JC Menu dans une fulgurante utilisation d’ombres chinoises. Comme les trios des 60′ enfin, constitués sur le moment et accueillant quiconque veut s’y essayer. L’alchimie fonctionne.
Bien sûr, tout cela entraîne un rien de désorganisation bon enfant, et Pierre Feuille Ciseaux traîne tout au long du week-end un retard endémique d’une demie-heure sur le programme que l’on ne rattrapera pas, accueillant en dernière minute une conférence-performance du duo Ruppert & Mulot, et fusionnant les deux causeries du dimanche en une seule où la fatigue des uns et des autres se fait tangible.

Le public passe, circule entre les tables, regarde ce qui est accroché aux murs, surveille respectueusement par-dessus une épaule un dessin en cours de réalisation, s’installe parfois pour lire ou pour écouter les causeries. On est agréablement surpris qu’il soit là, et qu’il faille aller chercher un peu plus de chaises — parce que dehors, la Saline est immense et l’on remarque à peine les promeneurs.
Et puis il y a nous, intervenants venus faire parler les auteurs, invités à la fête débarquant le Vendredi soir, témoins privilégiés de tout cela (car étant, nous aussi, «à l’intérieur») mais forcément un peu en marge, ne serait-ce que de prendre l’expérience en chemin. Et puis, alors que le week-end progresse, apparaît un peu de frustration de ne pas être (nous aussi) plus audacieux dans l’envie de changer la manière de faire, d’apporter encore plus de vie à certains dialogues par trop compassés, l’envie aussi de jouer avec les contraintes.

Mais vient le moment de partir, de se quitter, de mettre une fin à l’expérience. Le laboratoire libère ses créatures, on emporte avec soi quelques-uns des travaux réalisés, on se quitte en se promettant de se revoir. Les auteurs sont unanimes : ils viennent de vivre une semaine unique, exceptionnelle, un moment fort et important.
Loin des formats habituels de rencontre avec la bande dessinée, Pierre Feuille Ciseaux vient d’inventer quelque chose, un retour à l’essence de la création — «It’s alive !» serait-on tenté de s’exclamer. Alors, on espère que les projets évoqués durant les derniers jours se concrétiseront, pour laisser une trace de cette très belle aventure. En attendant, peut-être, une seconde édition…

Humeur de en octobre 2009