Polychronie

de also available in english

«Dans le Donjon, tout est bon.» C’est ainsi que s’intitule un mini-guide d’utilisation distribué en librairie qui vient au secours des lecteurs fraichement débarqués et qui souhaiteraient se frotter au projet gargantuesque de Joann Sfar et Lewis Trondheim. Et de guide, il en est bien besoin, pour découvrir ce qui devient au fil des albums la vitrine d’une certaine génération d’auteurs de bande dessinée.
Car rappelons rapidement le concept qui soutend Donjon : plus de trois cents albums prévus ( !) pour raconter l’histoire du Donjon, une histoire éclatée au travers de trois époques et autant de séries principales — Potron-Minet (loin dans le passé), Zénith (le présent) et Crépuscule (loin dans le futur). Séries principales auxquelles il faut rajouter la série Donjon Parade (qui se déroule entre le premier et deuxième volume de la série Zénith) et celle des Monsters qui s’intéresse à un personnage secondaire de l’une des séries principales, et vient donc compléter leur narration.
Et comme si tout cela n’était pas déjà assez compliqué, il faut souligner que la publication se fait tous azimuths, avec (en moyenne) trois albums par an venant prolonger l’une ou l’autre des séries en cours. Difficile alors de s’y retrouver, et c’est pour cela que le petit fascicule mentionné plus haut vient à point nommé pour savoir rapidement par quel bout prendre la chose. Chaque album a sa place dans la chronologie globale, indiquée par son niveau. Ainsi, les Potron-Minet commencent au niveau -99, les Zénith au niveau 0, les Crépuscule au niveau 100 — et les Monsters s’intercalent un peu partout.

Que les spécialistes de la série m’excusent de procéder à cette remise à niveau — elle est importante pour exposer l’idée que je veux développer ici. Je m’explique.
Les récits d’heroic fantasy, spécialité anglo-saxonne, sacrifient la plupart du temps au passage obligatoire de la carte figurant dans les premières pages, promesse de dépaysement et d’aventures tracée à coup de «Here be dragons», espace à s’approprier et à découvrir, ancrant topologiquement le récit dans un univers autre avant même qu’il ne commence.
Donjon n’a pas de carte — pire, Donjon n’a même pas de géographie précise, comme en témoignent les nombreux errements des personnages à la recherche du fameux édifice.[1] Non contents de cela, les auteurs vont plus loin encore en finissant par supprimer toute géographie avec l’explosion de Terra Amata dans la série Crépuscule — introduisant enfin une carte qui, malheureusement, est mouvante et donc à l’utilisation des plus hasardeuses.[2]
Donjon n’a pas de carte — mais Donjon a une chronologie. Et c’est une différence de taille.

Au lieu de construire linéairement un univers, par une progression constante, Sfar et Trondheim ne cessent de l’épaissir. En posant dès le départ un début, un milieu et une fin à leur grande fresque, ils créent une dynamique historique, dans laquelle chaque nouvelle pièce du puzzle vient à la fois compléter et apporter un nouvel éclairage sur l’ensemble.
Petit à petit, se révèlent ainsi les vies d’un nombre impressionnant de personnages, que l’on retrouve çà et là, et dont le lecteur (face à une narration encore parcellaire) va traquer les évolutions et conjecturer sur leur devenir.
Ainsi, chaque série principale garde comme fil directeur un personnage «débutant» (Hyacinthe pour les Potron-Minet, Herbert pour les Zénith et Marvin le Rouge pour les Crépuscule), par lequel le lecteur peut découvrir le monde. Il faut y rajouter Marvin, seul personnage qui apparaisse dans les trois séries, et qui d’une certaine manière, accompagne dans le cycle de sa vie (de jeune dragon suivant sa mère au vieillard approchant de la mort) l’évolution de Terra Amata.
Et encore une fois, c’est cette perspective historique (entre Hyacinthe et le Gardien, entre Herbert et le Grand Khân, entre Marvin et le Roi Poussière) qui soutend l’ensemble de ce projet et en fait toute la force. Car si les héros des classiques de l’heroic fantasy consacrent leurs aventures à s’approprier l’espace,[3] les personnages de Donjon n’ont pas de prise sur le temps — ils vieillissent (et meurent parfois), ils ont des enfants … et souvent des regrets.

On pense à une autre œuvre monumentale, la Comédie Humaine de Balzac, et son travail de réécriture constante pour sceller la cohérence du tout. Un luxe dont se passent Sfar et Trondheim, réussissant pourtant à construire un récit démesuré dans lequel tout s’articule et se répond, sans pour autant que les pièces les plus anciennes (du point de vue de la publication) n’apparaissent comme étant plus frustres que les plus récentes.
Et même si le ton décalé et parodique des premiers Zénith a progressivement laissé place à une noirceur ambiante, à la pesanteur d’un monde en déclin et condamné à la déliquescence, ces épisodes plus légers occupent dignement leur place au milieu de l’ensemble — marquant le passage de témoin d’un personnage principal à l’autre (de Hyacinthe à Herbert), le retour temporaire à un état d’innocence.

Cette cohérence générale trouve également ses échos dans l’approche graphique. Ainsi, chaque série principale est marquée/identifiée par un style (Blain/Potron-Minet, Trondheim/Zénith et Sfar/Crépuscule), au point que les remplaçants aient été choisis pour leur respect du canon. A ce titre, les Donjon Monsters aux dessinateurs tous différents s’imposent alors en «visions d’auteurs», explorant le temps subjectif/psychologique des personnages en faisant plus souvent recours aux narratifs.
Aujourd’hui, l’ambitieux Donjon est loin d’être complet — tout au plus, seuls dix pour cent du projet initial (et fou) ont été réalisés, mais c’est également dans cette incomplétude que réside sa force, laissant des interstices narratifs chargés de potentiel, des tempi incogniti encore à explorer. Ainsi, le mystérieux site Donjon Pirate publie des planches d’albums à venir (ou fictifs) — dont on ignore la provenance ou la légitimité, prolongeant ainsi une œuvre multiforme à plus d’un titre.

Il faut croire que le duo Sfar et Trondheim ne compte pas s’arrêter là. Annoncé pour 2007, Le grand animateur, onzième volume de la série des Donjon Monsters dessiné par Stanislas, devrait être un niveau -400 — une pré-histoire, en quelque sorte.
Comme si, après avoir mis en scène la fin de Terra Amata en forme d’apocalypse,[4] il leur fallait également en raconter la génèse pour boucler la boucle, et par là-même assurer une globalité au projet en définissant absolûment sa chronologie.
Car une fois de plus — et comme on peut le lire dans Le dojo du lagon — «dans ce nouveau monde, le temps importe plus que l’espace.»

Notes

  1. En particulier dans Jean-Jean la terreur.
  2. cf. la trilogie Armaggedon, La Carte Majeure et Le noir seigneur.
  3. Littéralement ou par le récit de voyage, de Conan le Barbare qui devient Roi d’Aquilonie, à Bilbo et son «There and back again».
  4. Après tout, le troisième Donjon Crépuscule ne s’intitule-t-il pas Armaggedon ?
Site officiel de Joann Sfar
Site officiel de Lewis Trondheim
Dossier de en septembre 2006