Polyominos

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Le recueil Polyominos présente les planches exposées lors de la 14e Quinzaine de la Bande Dessinée de Bruxelles, en mai 2007. Ces planches ont été réalisées à partir d’une contrainte formelle simple : chaque dessinateur devait d’abord composer une planche muette composée de 20 cases en noir et blanc (cinq strips de quatre cases carrées aux dimensions fixes), puis, en réutilisant les mêmes cases, recomposer une autre planche, qui raconte une autre histoire.
Polyominos vaut donc pour «poly-dominos», chaque case étant ainsi considérée comme une «brique» de la composition, susceptible d’aller se raccorder de plusieurs manières différentes à ses voisines : ainsi le procédé formel, pas très loin des contraintes oubapiennes, cherche à rendre manifeste le fait que dans une séquence de bande dessinée chaque case se présente comme un élément d’histoire embryonnaire, capable d’engendrer des narrations différentes selon sa position dans le texte.

Formellement, l’initiative est intéressante par ce qu’elle révèle, c’est-à-dire une conception à la fois mécanique et rhétorique du récit de bande dessinée, dans le bon sens du terme.
Mécanique, parce que d’un matériau «élémentaire» donné on pourra tirer par simple suite de permutations toutes les variations possibles (la question centrale devient alors de savoir jusqu’où la «machine à disposer les cases» produit des énoncés graphiques abscons, et à partir de quel moment on obtient une véritable histoire).
Rhétorique, parce que le principe de départ de ces planches, c’est au fond la distinction proposée par les grecs entre la forme de chaque élément sémantique et sa position dans l’ensemble du discours. L’exploration de ces deux dimensions fait des Polyominos l’équivalent en bande dessinée de la fameuse scène du Bourgeois gentilhomme dans laquelle Molière se moque des précieux en montrant le Maître de philosophie enseignant à Jourdain le «beau style» par la simple variation des mots dans une phrase : «Mourir vos beaux yeux, belle marquise, d’amour me font» (acte II, scène IV).

Mais, comme l’exemple moliéresque le rappelle, on a vite fait de tomber, dans ces exercices formels, dans le non-sens ou dans la préciosité creuse. De ce point de vue les Polyominos laissent apercevoir toute la gamme des succès et des ratages : certains récits n’ont de véritable sens que dans une des deux planches, la seconde s’efforçant plus ou moins efficacement de rester intelligible tout en mélangeant les cases de la première.
Certains auteurs, pour remplir le contrat, proposent deux planches presque aussi dépourvues de signification claire l’une que l’autre, souvent en se réfugiant dans une sorte d’ésotérisme formel qui a l’avantage de laisser croire à une signification profonde et mystérieuse.[1] Parfois, les planches sont simplement un peu embrouillées, un peu bancales, comme si deux histoires jumelles n’étaient pas parvenues à se désimbriquer l’une de l’autre (on a alors l’impression d’être face à une sorte de monstre hybride plongé dans le formol d’un bocal de quelque improbable «musée Dupuytren» de la narration).
Et certains, enfin, en se pliant entièrement à la contrainte formelle, la traversent pour proposer un petit bijou narratif (Tony Papin, qui en retournant symétriquement sa planche autour du strip central identique raconte le trajet du matin et le trajet du soir d’un «working poor» ; ou Claude Desmedt et son histoire cynique de pirate-séducteur en ombres chinoises ; ou encore Max de Radigues qui part d’une fête joyeuse autour d’un feu de camp et la «retourne» en une tragédie de l’alcool).

Bref, dix ans après la parution de l’Oupus 1 de l’OuBaPo, le travail de la contrainte formelle est désormais un procédé admis et reconnu. La variété des travaux présentés dans le recueil des Polyominos prend place dans cette (courte) histoire du formalisme en bande dessinée, aux côtés des tentatives différentes de Lécroart, Mathieu ou Ibn al Rabin. Et la grande diversité des résultats montre, à l’évidence, que le succès de ces recherches formelles repose toujours sur la même qualité fondamentale : avoir quelque chose à dire.

Notes

  1. Curieusement, certains auteurs semblent avoir voulu mimer un style déjà établi, pour donner une couleur plus forte à leurs deux planches : ainsi Matt Broersma, qui adopte une ligne claire inspirée de Floc’h ou de Ted Benoît ; ou Florent Grouazel, qui construit chaque case comme un instantané d’actualité à la Willem, pour présenter la juxtaposition des dessins comme une sorte de reportage politique muet.
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Chroniqué par en novembre 2007