Pour une bande dessinée interactive

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2009 a vu la multiplication des éditeurs de bande dessinée numérique comme d’autres ont vu celle des petits pains.[1] Au milieu de tout ce fatras d’annonce, force est de constater la pauvreté des sorties : les apports potentiellement infinis des technologies numériques sont largement négligés. La bande dessinée numérique, qu’il s’agisse de bande dessinée numérisée[2] ou de bande dessinée spécifiquement créée pour les supports numériques, reste envisagée par les auteurs et les éditeurs sous le paradigme et les codes de la bande dessinée papier. Faisons abstraction des questions bassement commerciales qui guident les choix éditoriaux et créatifs dans ce domaine,[3] et tentons de voir pourquoi l’approche de la bande dessinée numérique reste cantonnée à une vue aussi courte…

Numérique. Quatre syllabes pour un vaste monde. Les acteurs de la bande dessinée papier sont encore à l’orée de cette forêt, quand il faudrait y pénétrer pleinement afin de l’explorer. Cette exploration peut se faire de différentes façons, selon différentes stratégies, c’est de ces stratégies dont il est question ici.

De manière schématique, on peut opposer deux premières stratégies : l’une relevant de pratiques d’édition et de diffusion, l’autre travaillant au cœur du médium. Aujourd’hui, c’est la première qui prime. Ce qui intéresse dans l’usage des technologies numériques sont les nouvelles possibilités d’édition et de diffusion. Dans le cas de Bludzee,[4] Lewis Trondheim justifie cette stratégie de la manière suivante : la francophonie n’a laissé que peu de place au strip. L’écran de l’iPhone et autres smartphones permet de faire revivre ce genre négligé, et l’abonnement permet d’en faire un rendez-vous quotidien. C’est aussi la stratégie des blogueurs : le rythme régulier imposé par le blog, la publication sous forme de notes brèves et les réactions potentiellement instantanées des lecteurs ont remis au goût du jour le journal ou encore le feuilleton. Puisque ces auteurs ont compris certaines particularités liées au support numérique, qu’y a-t-il à y redire ? Il se trouve que cette approche du numérique, si elle est tout à fait légitime et justifiée, se révèle très vite pauvre et limitée en regard de la seconde stratégie. Celle-ci consiste à travailler au cœur du médium et à le transformer, ou plutôt à l’hybrider[5] avec ce que l’on pourrait appeler le «médium» numérique, entendu en un sens large. Nous y reviendrons un peu plus loin, mais ne brûlons pas les étapes…
Ces deux stratégies se reflètent étrangement dans une autre dichotomie qui oppose une approche empirique et une approche formelle (ou formaliste) de la bande dessinée numérique. Auteur de ces formules, Thierry Smolderen[6] qualifiait respectivement sa propre stratégie et celle de ses collaborateurs lors de la création du site Coconino World, et la stratégie défendue par Scott McCloud.[7] La stratégie formaliste de McCloud propose de repenser la planche en fonction de la fenêtre du navigateur. C’est la théorie de la toile infinie : le numérique, et en particulier Internet et l’interface des navigateurs, permet de ramener la bande dessinée à sa forme la plus originelle, celle d’une bande non segmentée par les pages de l’album.[8] La planche peut prendre des dimensions infinies, et la narration s’en trouve fluidifiée, à la vitesse du défilement du scrolling, ce qui revient en quelque sorte à la déplacer derrière la fenêtre. On peut être d’accord ou non avec cette approche, ou comme moi la trouver encore trop limitée. Par contre, elle est agissante au cœur du médium : ce qu’il s’agit de faire ici est bien de revoir complètement ce qu’est la bande dessinée (sa forme, son système, sa narration, etc.) quand on la fait jouir des apports formels du numérique. L’approche empirique quant à elle, consiste, à partir de ce qu’on connaît, à savoir la bande dessinée sous sa forme papier, et, en conservant cette forme, à tâtonner pour voir comment elle pourrait être portée par Internet.
A l’époque, Smolderen critiquait l’approche formelle, qui s’éloignant trop de ce que les acteurs de la bande dessinée connaissent ne pouvait que les dérouter.[9] Et c’est là que le bât blesse. L’approche empirique est avant tout une approche éditoriale. Lorsque l’équipe de Coconino World a créé ce site, elle ne s’est pas posée la question de la forme que la bande dessinée pourrait prendre, hybridée avec les technologies numériques. Le seul but (louable) de cette entreprise a été de réfléchir à la manière dont pouvaient être diffusées des bandes dessinées sur Internet, avec en arrière-plan l’idée que des formes nouvelles naîtraient d’elles-mêmes, naturellement. C’est évidemment le cas : le blog par exemple a vu naître des formes de notes très brèves ou au contraire des strips verticaux à faire défiler. Le téléphone portable a vu naître différents systèmes de lecture, que ce soit case à case, en manipulant une planche (défilement, zoom et dézoom) ou diaporamas plus ou moins animés (motion comics).[10]

On pourrait sagement en rester là, si ce n’était l’absurdité de certaines situations que cela engendre. L’une d’elle concerne le Prix de la Révélation Blog, et a été relevée par Fred Boot dès sa création. Je vous la livre à la forme déclarative, c’est ubuesque : les trois gagnants du prix du blog-bd sont récompensés par la publication d’un album papier. Ici, on entend les rires enregistrés. Connaissant l’humour de Wandrille, j’aimerais croire à une bonne grosse blague. C’est pourtant la réalité. La faute à l’approche empirique : les acteurs, auteurs comme éditeurs, font ce qu’ils connaissent, et ce qu’ils connaissent, c’est la bande dessinée papier. Résultat : les blogueurs bloguent en vue d’une publication papier, et si ce n’est pas leur but, continuent de créer sous le régime de la bande dessinée papier.
Il en est de même pour les bandes dessinées numériques sur téléphones et autres terminaux, quand bien même elles ont été créées spécifiquement pour ces supports. Car ces formes nouvelles sont accidentelles, et restent pour toutes les raisons évoquées ci-dessus cantonnées au degré zéro du numérique. Les différents acteurs concernés restent, pour filer la métaphore forestière, à l’orée du bois. Ils ont à peine écarté quelques feuilles, alors qu’ils devraient s’enfoncer dans les fourrés à grands coups de machette ! La difficulté est avant tout d’ordre pédagogique : par frilosité ou par ignorance,[11] seul le versant éditorial de la bande dessinée numérique est exploré, et donne parfois par le plus grand des hasards naissance à un embryon de forme nouvelle.

L’approche formaliste, ancrée au cœur du médium, serait donc la réponse. C’est en fait plus compliqué que cela. Cette approche peut elle-même prendre trois directions, ou plutôt relever d’un parmi trois grands ensembles, qui se chevauchent à leur intersection. La bande dessinée numérique peut tendre vers l’animation et/ou vers le multimédia[12] et/ou vers l’interactivité. C’est ici que le titre de cet article (manifeste ?) va commencer à prendre son sens : il y a une direction qui me paraît bien plus pertinente que les deux autres. Je pense que la principale caractéristique du «médium» numérique, celle qui le différencie le plus de tout autre médium, est l’interactivité. Tendre vers une bande dessinée numérique qui use vraiment du champ de possible de ces technologies, et qui par-là s’éloigne le plus du régime papier, revient à entrer de plein pied dans une bande dessinée interactive.
Ce placement de l’interactivité en tête des trois ensembles est certes une préférence personnelle, mais n’est pas que subjectif. Il est d’abord validé par mes propres recherches en ce domaine.[13] Il est aussi la conséquence logique des remarques suivantes. Le multimédia n’est pas propre au numérique : le cinéma par exemple mêle image et son. De même, l’animation n’a pas attendu l’apparition des ordinateurs. Par contre, le terme interactivité est bel et bien né pour qualifier une spécificité de l’informatique, et qu’aucun autre médium ne possède.[14] Il convient également de prendre en compte les imperfections de ces deux ensembles que je disqualifie, et qui les limitent très rapidement. Une bande dessinée qui tendrait vers l’animation se trouve face à deux options : en rester au niveau du diaporama plus ou moins évolué,[15] ou alors mettre en mouvement un maximum de ses constituants et devenir au final un vrai dessin animé. Le principal défaut de l’ensemble multimédia est qu’il est très rapidement chevauché, voire absorbé par l’ensemble interactivité, à laquelle il se retrouve très souvent inféodé pour une raison toute simple : c’est l’interactivité qui va permettre l’accès aux différents média intégrés dans la production multimédia.

Certes, la voie de l’interactivité est elle aussi risquée : du gadget superflu au risque de tomber dans le jeu, l’équilibre est délicat. Le lecteur avisé se fera par exemple cette réflexion : si je dois faire défiler la planche ou encore cliquer sur le bouton «suivant», le blog ou la bande dessinée sur portable sont déjà interactifs. Ce lecteur a raison, car la voie de l’interactivité elle-même comporte plusieurs paliers ; j’aurai l’occasion d’y revenir dans un prochain article. Néanmoins, quelles que soient les difficultés et les pièges, c’est bien en défrichant les broussailles de la bande dessinée interactive que l’on s’éloignera le plus du papier, et surtout que l’on rendra impossible un retour au papier de cette bande dessinée numérique principalement interactive. Complètement déliée du régime papier, la bande dessinée numérique interactive devient alors rien de moins qu’un nouveau médium.

Notes

  1. Les deux noms qui reviennent le plus souvent sont ceux d’Aquafadas et sa filiale Ave !Comics et Digibidi. Janvier 2010 a déjà vu apparaître sur ce secteur Tekneo et iGoMatik. Et la liste serait longue…
  2. Et soi-disant «adaptée» aux supports numériques.
  3. Exemple flagrant et contre lequel je m’insurge est la question de la création de dispositifs de lecture (players) standardisés. But suprême de ces derniers : permettre d’accueillir n’importe quelle bande dessinée. Lewis Trondheim lui-même, lors de son intervention au sujet de Bludzee au dernier festival d’Angoulême (après-midi consacrée à la bande dessinée interactive, le jeudi 28 janvier 2010) a prêché en faveur de ce qu’il convient d’appeler le «48CC» de la bande dessinée numérique. Autant dire que cela ressemble cruellement à un avortement de la bande dessinée numérique, qui se trouvera cantonnée avant sa naissance au degré zéro des possibilités qui s’ouvrent pourtant à elle.
  4. Bludzee est un petit chat noir. Pour 0,79€ par mois, vous recevez votre gag quotidien en six cases à lire sur l’écran de votre téléphone ou de votre ordinateur.
  5. Pour reprendre un terme cher à quelques théoriciens des arts numériques, Edmond Couchot ou Norbert Hillaire par exemple.
  6. Thierry Smolderen, Coconino World, explorer l’espace des formats BD/I, in 9è Art, n°8, janvier 2003.
  7. Scott McCloud, Reinventing comics, Harper Collins Publisher, 2000.
  8. Rappelons que McCloud voit dans la peinture rupestre ou autre tapisserie de Bayeux l’ancêtre direct de la bande dessinée, ce qui explique cette idée de retour à une forme qui aurait été perdue à cause de l’imprimerie.
  9. On peut noter qu’à l’époque, c’est cette approche qui est selon lui majoritaire. Les blogs-BD n’existaient pas encore, les choses ont donc bien changé !
  10. Je renvoie ici à la note 3.
  11. Et parce qu’il s’agit de faire du chiffre… mais j’avais promis de feindre de l’ignorer !
  12. Et plus encore aujourd’hui le rich-media. Par souci de clarté, je les classe encore dans la même catégorie, cependant ils sont bien différents.
  13. Une bande dessinée multimédia et une bande dessinée interactive et un mémoire.
  14. On l’utilise depuis (à tort) pour qualifier des œuvres qui mettent en interaction artistes et/ou œuvres avec le spectateur, quelque soit la nature de ces œuvres.
  15. Tels ceux mis en place sur téléphone portable que j’évoquais plus haut, et qui ne sont d’ailleurs pas nés d’une approche formaliste mais d’une approche empiriste.
Dossier de en février 2010