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Sergent Laterreur

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Pour son édition 2006, le Festival d’Angoulême avait décerné le Prix du Patrimoine au Seuil pour le Locas de Jaime Hernandez. De plus, parmi les nominés figurant en bonne place, on trouvait également Dargaud avec les premiers volumes de l’intégrale de Snoopy et les Peanuts de Charles Schulz — deux œuvres sans conteste importantes, mais par lesquelles on récompensait (sans le dire) les Américains de Fantagraphics. Situation malheureusement symptomatique de l’attitude de la plupart des grands éditeurs francophones — prompts à s’acheter un prestige culturel en récupérant à leur compte le travail de restauration fait par d’autres, se contentant (et encore, pas toujours) de livrer une traduction honnête et un façonnage plus ou moins identique à l’original.
Par contre, pas question de prendre un quelconque risque avec une œuvre pour laquelle il faudrait s’acquitter d’un peu plus que le minimum syndical — on s’en était d’ailleurs rendu compte à l’occasion de l’anniversaire du Lombard et du soi-disant fac-similé de Chlorophylle contre les rats noirs. La page des «lacunes»[1] du Centre National du Livre est d’ailleurs confondante : les douze titres les plus récemment parus sont le fait du CNBDI (4 titres), des Editions Toth (4 titres), de L’Association (2 titres), des Editions de l’An 2 et Albin Michel (un titre chacun). A se demander ce que font ces grands éditeurs par ailleurs si rapides à dégainer les valeurs traditionnelles.[2]

Après avoir réédité des essentiels de Mattioli (l’imposant M. le Magicien et Vermetto Sigh) et lancé la collection des Archives avec deux de ses membres fondateurs (Stanislas et Mattt Konture), L’Association s’est donc tournée vers l’une des ces «lacunes» de la bande dessinée, et propose pour la première fois une intégrale du Sergent Laterreur du duo Touïs et Frydman. Série publiée dans Pilote entre Février 1971 et Décembre 1973, elle vivra tout juste 108 épisodes en deux pages, qui se trouvent ici réunies et accompagnée de diverses couvertures, projets, prototypes inédits et autres croquis et ébauches, pour ce qui se présente comme une édition définitive.[3]
108 épisodes qui, encore et encore, revisitent la bêtise de l’armée, autour du duo formé par le Sergent Laterreur du titre et l’unique troufion de la cinquième compagnie. Le tout est servi par un dessin qui n’a rien perdu de son mordant, même si les couleurs restent résolument ancrées dans les années 70. Par contre, on notera une admirable économie de moyens, l’ensemble fonctionnant sur un petit nombre de personnages et de lieux, organisés dans une mise en page fluide et aérienne.

Dans une dynamique somme toute classique, le grand placide y subit les colères du petit énervé, rythmées par les phrases qu’éructe le Sergent, l’embrayeur du phylactère coincé au fond de la gorge, comme s’il vomissait ces hurlements qui signifient également la démission du langage — simplifié («AARDAOU !»), mutilé (même si ces approximations orthographiques poétisent parfois), débordant de la case au point de devenir à peine lisible.
Les énervements du Sergent n’ont pas besoin de raison pour éclater — comme en témoigne l’absurdité des vexations récurrentes et inutiles, avec en premier lieu le leitmotiv de l’inspection assortie d’un discours automatique et déconnecté de toute réalité.[4] A cette logorrhée tonitruante, le troufion sans nom et sans voix répond par un claquement de talons pavlovien, seul moyen d’expression qui lui reste.
Plus encore, c’est la question de l’utilité de l’armée qui est sans cesse remise en cause — une armée qui, engagée dans une guerre abstraite l’opposant à un ennemi inhumain fait de machines grouillantes, ne s’attache à protéger que sa caserne ou encore cet état-major qui festoie durant les premières pages, avant d’être remplacé par un trio de généraux étoilés (et un, et deux, et trois zéros) séniles et pontifiants. Pas de patrie, pas de civil, pas de cause noble … et donc pas de raison d’être. Au contraire, une armée infantilisée à l’extrême, jusqu’aux récompenses futiles qu’il y a à espérer, médailles clinquantes comme autant de breloques.

Il est vrai que cet antimilitarisme mordant peut sembler parfois un peu désuet, renvoyant à une époque d’enlisement américain au Vietnam et les manifestations pacifiques qui l’accompagnent.[5] Mais alors que l’Histoire bégaie et que la «war on terror» d’aujourd’hui renvoie à la «cold war» d’hier, il faut bien reconnaître que le Sergent Laterreur est (malheureusement) toujours d’actualité…

Notes

  1. Depuis 1984, le Centre National du Livre propose aux éditeurs de langue française des listes d’ouvrages dont l’édition, ou la réédition, est jugée prioritaire par ses différentes commissions spécialisées, et pour lesquels on peut parler de lacunes éditoriales.
    Dans cette perspective, des modalités d’intervention spécifiques, particulièrement incitatives pour les éditeurs, sont mises en œuvre par l’établissement. Les ouvrages figurant sur ces listes peuvent ainsi bénéficier, en plus des subventions ordinaires à la traduction, de subventions (et non de prêts) à la publication, pouvant couvrir jusqu’à 50 % des frais engagés.
  2. Et qui vont même jusqu’à invoquer une «exception culturelle» pour défendre la bande dessinée bien de chez nous devant la déferlante manga.
  3. Et, en ce qui me concerne, l’occasion de découvrir pour la première fois cette œuvre qui a mon âge.
  4. «Alors mon gaillard ! Z’ap’lez ça du propre !»
  5. Ce à quoi il faudrait rajouter un contexte français similaire, vu que la publication de la série s’est effectuée autour d’une période riche en modifications du statut du service national : ramené à un an par une loi du 9 Juillet 1970, puis consacré dans ses quatre formes (le service militaire, le service de défense, l’aide technique et la coopération) dans le Code du Service National du 10 Juin 1971, lequel devra faire face à la protestation des milieux étudiants, demandant un rétablissement des sursis qui leur sera progressivement accordé.
Site officiel de L'Association
Chroniqué par en décembre 2006