Tea Party

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Rares sont les auteurs qui parviennent à nous faire oublier qu’on est en train de lire. Rares également sont ceux qui s’en sortent aussi bien dans le registre de la comédie, que celui de l’aventure ou encore celui de la poésie. Ils ne sont guère plus nombreux ceux qui ont un univers aussi riche qu’envoûtant… Joann Sfar est de ceux là, et Nancy Peña également.
Ce qui frappe quand on lit Nancy Peña, c’est la personnalité de son graphisme et son univers imaginaire. Son trait ondulé, qui dégage une atmosphère si particulière, rappelant la gravure et le charme des dessins d’autrefois, confère une souplesse et une certaine sensualité à une codification graphique moderne et originale quoique parfois un peu figée. Le tout occasionnellement associé à une utilisation des motifs jouant sur les plats et les volumes, qui accentuent la force d’un univers visuel déjà très personnel. Son univers justement, s’inspire énormément dans les contes, de l’atmosphère fantasmée de l’Angleterre victorienne, et parfois de l’Asie… Tout comme Joann Sfar — encore une fois — qui puise lui essentiellement dans le folklore fantastique européen, elle a réussi à assimiler toute une imagerie forte pour créer une mythologie plutôt personnelle, à la fois passionnante et fascinante.

À la lecture du Chat du kimono, il paraissait évident qu’il s’agissait là d’un tournant artistique pour la jeune femme. Pour la première fois, elle arrivait à exprimer tout son potentiel graphique, associé à son large panel de références fantasmées, et à en faire un tout. Après Le cabinet chinois, sorte de «Belle et la bête» passé à la moulinette et cuisiné au wok, La guilde de la mer, récit d’aventure plutôt grand public, et les Nouvelles aventures du Chat Botté, conte absurde et décalé, elle semblait enfin avoir trouvé LE récit qui parvenait à synthétiser toutes ses expériences précédentes, et bien d’autres envies encore.
Seulement voilà, si le côté melting-pot du Chat du Kimono était plutôt assumé par le concept de voyage, l’aspect cisaillé du récit pouvait apparaître comme une facilité, voire une faille, l’enchaînement d’histoires courtes empêchant peut-être de réellement prendre le temps de pénétrer le récit. Le seul lien entre les différentes histoires étant le chat du kimono que nous suivons dans ses itinérances, le petit félin semble être le prétexte trouvé par l’auteure pour pouvoir nous raconter ce dont elle à envie, puisqu’elle peut aisément passer d’une région du monde à une autre, d’une ambiance à une autre, grâce à ce subterfuge scénaristique malin, certes, mais un peu léger.
Il est intéressant de savoir que Nancy Peña a réalisé cet album dans la continuité, sans vraiment prévoir à l’avance ce qui allait se produire, où elle allait. L’improvisation, beaucoup prisée aujourd’hui dans la bande dessinée, permet effectivement une liberté gigantesque à l’auteur associé à un plaisir de création sans cesse renouvelé. Évidemment, lorsque le talent est au rendez-vous, le plaisir de l’auteur se ressent à la lecture, et dans Le chat du kimono, on ressent tout le bonheur d’une auteure qui a pu pleinement exprimer son potentiel et ses envies. De plus, la force de cet album est bien dans la richesse des ambiances et des scènes, aussi courtes soient-elles, souvent originales, parfois cocasses, et toujours inventives et envoûtantes… Si le récit n’a pas toujours le temps de nous captiver, la façon de raconter de l’auteure, ses personnages, ses dialogues et son imaginaire suffisent à transporter le lecteur ailleurs. N’est-ce pas le but d’une invitation au voyage ?

Lorsque Tea party fut annoncé comme étant une suite au Chat du kimono, on s’attendait évidemment à une nouvelle invitation aux voyages, à suivre les déambulations du chat dans un récit divisés en plusieurs petites histoires en noir et blanc, et aux styles graphiques et ambiances variées.. Et bien rien de tout ça, ou presque.
Nous suivons ici la quête désespérée d’un homme, Victor Neville, Conseiller culinaire engagé par Lord MacDale afin de trouver le meilleur des thés, capable de ridiculiser celui de Clifford Barnes (souvenez-vous, il s’agit du père de la petite Alice, du Chat du Kimono) qui venait de le défier à ce sujet quelques pages plus tôt… Victor est apparemment atteint de narcolepsie, et se retrouve affublé de sinistres hallucinations, reflets de ses propres angoisses. On y re-croisera certains personnages du Chat du Kimono : la famille Barnes donc, le kimono et ses chats, forcément, ainsi que les mythiques Holmes et Watson, toujours aussi truculents…

Nancy Peña surprend, car elle nous offre cette fois une histoire ficelée, où l’improvisation laisse place à la construction. Autrement plus étonnant, le chat n’est plus au centre du récit… Désormais sédentarisé chez Alice Barnes (devenue jeune adulte), il n’a plus ce rôle de leitmotiv qu’il avait dans Le chat du Kimono, mais bien la place d’un personnage secondaire comme un autre. Aussi, avec ce duel de thés sur lequel débute l’histoire, Nancy trouve un contexte amusant dans lequel développer des personnages sensibles, drôlatiques et originaux sur bien plus de pages que dans l’épisode précédent…
Tea party se retrouve donc avec une consistance, une maîtrise du récit plus affirmée que son prédécesseur, mais en même temps devient plus consensuel dans sa structure narrative. Le lecteur se retrouve pris entre deux sentiments, celui de la déception de ne pas retrouver ce qui l’avait tant charmé dans Le chat du kimono, voire même dans Le cabinet chinois, à savoir la richesse et la variété des ambiances visuelles et narratives, mais en même temps, il a l’agréable surprise de se retrouver face à quelque chose de nouveau, un récit frais et qui reste dans l’esprit et l’univers habituel de l’auteure.

Il convient de préciser que les scènes de pures ambiances ne sont pas absentes, et participent même au caractère et au ton particulier de Tea Party. C’est d’ailleurs dans ces scènes, d’une atmosphère cauchemardesque (chose nouvelle dans le travail de la jeune femme) que la bichromie fait son apparition. De grands aplats rouge sang renforcent en effet l’impact de certaines scènes où des corbeaux humanoïdes en longues robes noires et grands chapeaux (rappelant évidemment les costumes des médecins moyenâgeux, qui portaient de tels vêtements et des masques en forme de bec dans le but de se protéger des épidémies, notamment de la peste…) envahissent l’esprit de Victor Neville en le tourmentant d’angoisses et de visions délirantes… Le kimono lui-même nous est présenté de cette couleur, provocant ainsi un sentiment de malaise à chaque fois qu’il apparaît sur une page, le rouge nous rappelant l’histoire de ce vêtement porteur de tragédies, tout en suggérant le probable destin de l’actuelle propriétaire : Alice Barnes.
Le récit se fait aussi plus adulte, on n’est plus dans le domaine du conte, et la petite Alice[1] est devenue une jeune femme égoïste et manipulatrice parfois à la limite de la cruauté.

Encore une fois, on pourrait lui reprocher de rester dans l’imagerie.[2] Toutes les références qu’elle s’approprie (l’époque victorienne, les contes, la dimension dramatique et fantastique du kimono, Sherlock Holmes, l’Asie et l’Inde, ou encore les cauchemars et la narcolepsie du personnage principal…) n’ont pas réellement un sens particulier ici, elles restent seulement des images fantasmées, un peu gratuites, auxquelles on ne peut pas réellement prêter d’analyse poussée.
Il n’y a pas chez Nancy Peña ce désir d’exploiter ses images pour autre chose que ce qu’elles sont, ni même d’explorer au maximum les possibilités d’une thématique (la maladie de Victor par exemple, qui n’a pas de réel intérêt scénaristiquement parlant). On reste en surface, on effleure à peine les potentialités, les portes sont tout juste entrouvertes… Mais ça n’est pas l’intention. Non, le but est vraiment d’utiliser ces idées pour attiser l’intérêt du lecteur, l’embarquer dans un univers qui lui parle par ses références communes et qui le fascine par ses zones d’ombres. Le but est de créer une atmosphère riche et envoûtante : l’ambiance avant tout ! Ce n’est pas la forme qui est au service de l’histoire, mais bien l’inverse, comme si le récit n’était plus un but mais un outil.

Pourtant, paradoxalement, Nancy Peña reste très classique dans le domaine de la présentation du récit : sa narration est fluide et sans faille, très accessible, malgré parfois quelques idées réellement audacieuses, tout reste limpide et la mise en page et les enchaînements des cases sont réellement au service de l’histoire, de l’action, de l’émotion…
C’est intéressant, car si comme moi on considère que l’Art, en bande dessinée comme ailleurs, est une forme d’artisanat développant une dimension philosophique (questionnements thématiques, du fond et de la forme, ou sur le médium lui-même…), on peut considérer que tout l’Art de Nancy Peña est là : le modernisme graphique aux côtés d’un certain classicisme visuel, l’expérimentation narrative associée à un respect de la tradition du récit. Elle s’interroge, et le lecteur avec elle, sur cette alchimie, cet équilibre entre renouvellement formel et tradition narrative… Elle détourne l’usage du récit, tout en étant à son service de la meilleure façon qui soit, imbriquant ainsi forme et fond de façon indissociable.

Notes

  1. Le prénom n’est pas choisi au hasard, il fait bien évidemment référence à la jeune fille du roman de Lewis Caroll, symbole par excellence de la naïveté enfantine.
  2. Ce qu’elle peut parfois retourner à son avantage, comme dans Les nouvelles aventures du Chat Botté, où l’imagerie du conte et des références anglo-saxonnes est partie prenante de la mise en page et la narration, comme intégré formellement dans un jeu avec le lecteur, plus actif donc que dans ses autres récits.
Site officiel de Nancy Peña
Site officiel de La Boîte à Bulles
Chroniqué par en mai 2009