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Une piquante petite brunette

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Voici près d’une décennie que la Bande Dessinée Québécoise (BDQ) — grâce aux efforts conjugués d’éditeurs courageux tels La Pastèque ou Mécanique générale, de libraires militants comme Fichtre, et d’auteurs talentueux — s’affirme peu à peu comme tout aussi inventive que ses voisins. Passionné par le sujet,[1] c’est avec un grand plaisir que j’ai découvert en librairie cette anthologie, un fabuleux projet que Jimmy Beaulieu a porté et peaufiné durant plusieurs années et qui accompagne son départ de Mécanique Générale.[2] Il s’agit, comme la (trop) courte introduction le montre bien, d’un hommage à un monument de la BDQ : Albert Chartier.

Ce pionnier, né en 1912, est un des seuls auteurs québécois à avoir réussi à occuper une place visible dans la bande dessinée de son pays à une époque où les importations américaines étouffaient toute création locale. Extrêmement prolixe et divers, Chartier a popularisé le médium bien au delà du public habituel de la bande dessinée qui, il faut bien le dire, est assez restreint au Québec. Le fait le plus notable reste la série Onésime, qu’il a animée sans discontinuer de 1943 à 1998 (soit 55 ans) dans Le Bulletin des agriculteurs sans jamais voir son succès défaillir. Son décès en 2004 a provoqué un grand émoi chez ses nombreux admirateurs, qui bien souvent ont découvert la bande dessinée avec lui. Jimmy Beaulieu est de ceux-là, et l’admirable anthologie qu’il propose aujourd’hui témoigne de l’influence capitale de l’humoriste sur des générations de lecteurs, parfois devenus auteurs.

De fait, le travail de Beaulieu est remarquable, son profond respect de l’auteur et l’émotion qu’il ressent en le publiant se retrouvent dans tout l’ouvrage. Sa courte préface permet une contextualisation non négligeable, et il y a un travail de retouche et d’archivage considérable. Certes, certaines reproductions sont un peu sales dans les cas où il n’y avait plus que des photocopies des planches originales et qu’il a fallut passer par là avec plus ou moins de bonheur, le nettoyage — même minutieux — ne pouvant tout rattraper. Mais il faut être honnête, l’ensemble est généralement nickel, et c’est sans nul doute la meilleure reproduction que ces strips aient jamais connu (quand il en avait eu une !).
De la même manière on peut être gêné par la publication in extenso de lettres de Chartier à propos de ces strips et qui sont, somme toute, assez peu intéressantes. J’imagine le plaisir qu’à du éprouver Jimmy Beaulieu en les trouvant, mais sa préface en synthétisait assez bien les idées principales pour pouvoir se passer de leur publication, une notice plus longue sur Chartier, son œuvre et son influence aurait été autrement plus appréciable.
Enfin, on peut regretter que les séries ne soient pas présentées dans leur ordre chronologique, et même si la construction n’est pas choquante, il est assez étrange de découvrir la série Suzie (1962) publiée après Kiki (à partie de 1965) alors que la seconde est directement issue de la première. Cependant, ce dernier problème est assez vite réglé par l’index final qui est impressionnant de précision. En effet chaque strip s’y voit attribué son lieu et sa date de publication, sa date présumée de création, ce à partir de quoi il a été scanné (original, photocopie, magazine, tirage d’impression, etc…) et le lieu où se trouve le document en question (collection, musée, archives etc…). Autant dire qu’il y a là du pain béni pour l’archiviste curieux pour qui le souci de contextualisation est bien primordial.

Cependant le recueil dépasse le seul intérêt historique, bien que celui-ci soit indéniable. Une piquante petite brunette compile en effet des strips et dessins pantomimes de Chartier, réalisés entre 1960 et 70 (les bornes restent malheureusement floues), et permettent de découvrir les facettes multiples d’un auteur prolifique. Toutes les séries de strips — à l’exception du bref Cornélius — mettent en scène des femmes au look de starlettes et aux préoccupations futiles. Faites pour être sexies, les femmes de Chartier mêlent beauté et effronterie sans vulgarité, le dessin très marqué 50’s conférant à l’ensemble un charme désuet. Les gags sont très inégaux avec une dominante légère, et l’on sent le gag publié dans un journal familial. Les strips mêlent des histoires très faibles jouant uniquement sur les formes des héroïnes et dont l’impertinence a plus que vieilli, et des strips de très bonne facture où l’onirique et le poétique se mêlent, allant parfois jusqu’à jouer avec les codes de la bande dessinée.

Il est très appréciable de voir l’édition publie tous les gags de Chartier sans exception. Y compris ceux qui ont la même trame et sont parfois quasiment similaires mais qui, même si cela donne évidemment parfois un côté répétitif (on peut retrouver jusqu’à cinq fois le même gag), permettent d’observer pleinement la recherche d’un auteur, ses variations, ses hésitations, ses facilités parfois quand le temps manque[3] … à ce titre la publication de strips inachevés, crayonnés ou cerclés de commentaires sont réellement profitables.
Si les gags sont donc inégaux, il y a de très très belles choses, bien plus à garder qu’à jeter, et ce recueil est un formidable témoignage de la diversité de la BDQ qui, comme la bande dessinée de n’importe quel pays, ne peut se limiter à un style ou un auteur.[4] Bien sûr, je préfère des sections à d’autres. Ainsi Cornélius, malgré (grâce à ?) sa brièveté m’a paru souvent juste, et son personnage masculin permet d’éviter le machisme latent des autres strips.

La dernière section est elle aussi très intéressante et instructive : on y retrouve les strips et illustrations d’humour sans protagoniste fixe que Chartier a distillé aux quatre coins du Québec durant la décennie concernée, et qui laissent entrevoir un talent large allant du dessin politique rompant parfois avec le climat d’insouciance général, jusqu’à des publicités d’excellente facture. Ma petite favorite reste Elsinore, strip caustique publiés dans le Canada anglais, qui porte sur la jeunesse désabusée des 60’s. Sans faire un strip politique et en restant résolument gentil, Chartier y fait preuve d’un regard acéré et d’une plume acide, donnant ainsi des strips extrêmement réussis.

Une piquante petite brunette a beau afficher la seule héroïne blonde du recueil en couverture, c’est un ouvrage parfaitement cohérent. Il s’agit donc d’un livre plus que bienvenu permettant de mettre en lumière le travail d’un pionnier qui a su se distinguer dans la BDQ à une époque où c’était loin d’être évident — époque qui n’est d’ailleurs toujours pas achevée. Cet ouvrage réalisé avec un grand sérieux, malgré les quelques imperfections signalées, laisse espérer une pleine (re)découverte de cet auteur des deux côtés de l’Atlantique. Et cette réussite laisse espérer que Jimmy Beaulieu ne s’arrêtera pas là dans le combat, qu’il mène désormais depuis des dizaines d’années, pour la reconnaissance d’une BDQ allant bien au delà des clichés et caricatures que le lecteur français aime tant retrouver…

Notes

  1. On peut d’ailleurs à ce sujet lire le Comix Club n°10 qui vient de sortir. Hormis mon article sur la bande dessinée au Québec, que je ne jugerai pas, on y trouve un très bon article de Julie Delporte sur les 24h de la BD de Montréal, une présentation efficace d’albums québécois par Leif Tande et un entretien instructif avec Michel Rabagliati … De quoi se plonger efficacement dans le sujet.
  2. Après des années d’excellents services, Jimmy a été remplacé par le non-moins excellent Michel Viau, au bas mot le plus grand spécialiste de la BDQ.
  3. C’est cependant un procédé assez courant jusqu’aux années 70 et n’est pas spécialement une marque de manque d’imagination. Le très brillant Tillieux a souvent retaillé ses épisodes de Félix pour des Gil Jourdan et des Natacha.
  4. À ce titre, lire en parallèle du recueil un livre de Julie Doucet, Henriette Valium, ou même de Jimmy Beaulieu ou Rémy Simard peut-être très amusant.
Chroniqué par en mars 2009