Zeni Geba

de

Avec le recul, il paraît étonnant que Zeni Geba, publié dans le Shûkan Shônen Sunday entre 1970 et 1971, n’ait pas causé de problèmes à son auteur, alors même que son autre série de l’époque, Ashura, faisait scandale pour ses scènes d’anthropophagie. Pourtant, George Akiyama livre ici une œuvre qui, tout en fonctionnant sur des ressorts simples avec des récits qui évitent de trop se ramifier, laisse néanmoins éclater une noirceur effroyable, dans les pas d’un personnage principal sans moralité aucune.

Gamagoori Fûtarô est né difforme, et se retrouve naturellement le souffre-douleur de ses petits camarades. Son père a disparu, sa mère est gravement malade — et malgré toutes ses supplications, les médecins refusent de la soigner s’il ne trouve pas de quoi payer le coûteux traitement nécessaire. La mort ne tarde plus, et le jeune garçon en tire la leçon qui s’impose : l’argent est la solution à tous les problèmes.
A partir de ce point de départ que n’aurait pas renié Dickens, George Akiyama se lance donc dans le récit d’une ascension sociale fulgurante, où tout cède devant l’appât du gain. La trajectoire de son personnage principal devient alors une longue route parsemée de cadavres, le cap rivé sur la fortune — ceux qui connaissent le cynisme machiavélique de la série Profit se retrouveront ici en terrain connu : vol, manipulation, viol, meurtre — tout est permis pour arriver à ses fins.
La narration est ponctuée par l’utilisation de pleines pages souvent silencieuse, dans un premier temps pour marquer les changements de lieu (dans une utilisation plutôt classique dans lemanga ), plus tard pour souligner la tension d’un moment, qui reste alors comme en suspension — en effet, on retrouve alors de plus en plus de gros plans du visage de notre «héros» Gamagoori Fûtarô, peut-être pour essayer d’y trouver (en vain ?) une trace d’humanité.

Une fois installé tout en haut — bien sûr, «l’argent ne fait pas le bonheur». Et Zeni-Geba («le grippe-sou», traduction approximative), personnage sans moralité, fait néanmoins état d’un certain désespoir — lorsqu’on lui fait remarquer qu’il y a bien quelque chose qu’il aime, il répond : «j’aime les belles choses. J’aimerais rencontrer une personne qui ait une belle âme». Avant d’enchaîner : «Mais je ne crois pas qu’il existe de belles âmes.»
Humiliation, soumission, violence, tout devient alors affaire de possession, tout tourne au jeu de pouvoir — un jeu dans lequel il s’agit encore et toujours de prouver combien l’argent corrompt finalement le cœur des hommes. Chacun a son prix, et les pires choses peuvent toujours s’acheter si l’on est prêt à débourser ce qu’il faut.
Devenu immensément riche, Zeni-Geba donne et reprend à son aise, tentant peut-être de donner une leçon que personne ne veut véritablement entendre — comme dans cette séquence à la fin du premier volume où, désœuvré, on le voit jeter une liasse de billets par la fenêtre, puis descendre réprimander de leur les passants en train de s’écharper… avant de finalement leur laisser de nouveau la liasse, ricanant de leurs efforts renouvelés.

Dans cette poursuite du pouvoir, on pourrait croire Zeni-Geba entièrement dépourvu de scrupules et de moralité, incapable de repentance. Et pourtant, on sent poindre de temps à autres cette inquiétude, peut-être, l’ébauche d’un remord — jusqu’à ce que l’un des personnages qui gravitent autour de lui ne vienne, par sa propre vénalité, apporter une preuve supplémentaire que l’échelle de valeurs perverties du héros est finalement bien la seule qui vaille.
Cette troublante ambigüité est d’ailleurs cultivée subtilement tout au long du récit, en s’affichant sur le visage même de son personnage principal : mi-rapace, mi-désespéré, les éclairages ou les découpages de George Akiyama mettant l’un ou l’autre en avant, apportant ainsi un contrepoint à la froideur inhumaine ouvertement affichée.[1]

Certes, ce récit n’est non pas sans défauts, puisque le chapitre le plus long («Akunin senshi») demeure assez confus dans ses tenants et ses aboutissants. A ce titre, la première moitié de la série se tient beaucoup mieux — la noirceur de la vision de l’auteur ayant sans doute du mal à s’exprimer dans une construction trop complexe et alambiquée pour conserver de la lisibilité.
Cependant, l’ultime chapitre qui donne sa conclusion à cette épopée, est sans aucun doute le plus intéressant, même s’il laisse en suspend un certain nombre de fils narratifs esquissés plus loin. En une cinquantaine de pages, George Akiyama revisite l’ensemble de son histoire, et y apporte un nouvel éclairage, que ce soit par la dimension sociale (du témoignage de certains laissés-pour-compte de la reconstruction d’après-guerre), ou pour la dimension humaine qu’il réussit à donner à son personnage.
Glacial et calculateur, il ne saurait soulever de question morale — humain et faillible, il nous renvoie alors à notre propre système de valeurs. Et, au-delà des époques, Ashura et Zeni-Geba se répondent, avec leurs personnages simplement sauvages et pulsionnels — gouvernés avant tout par l’instinct de survie et les besoins primitifs. Alors, «l’homme est-il bon ?» — pour George Akiyama, la réponse est non, sans hésitation…

Notes

  1. On peut faire ici un parallèle avec la figure du daruma, sur lequel notre «héros» peint la pupille d’un œil pour les élections : le second œil est généralement peint lorsque le souhait fait au moment du premier se réalise… Par un coup du sort, les souhaits faits à la naissance de Fûtarô n’ont jamais été réalisés…
Site officiel de George Akiyama
Chroniqué par en mai 2008