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strawberry shortcakes

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Ultra moderne solitude.Depuis une dizaine d’années et ses débuts dans les pages de Garô, Nananan Kiriko a construit une œuvre faite de douleurs sourdes, d’amours contrariées, de relations malaisées, peignant le portrait de jeunes femmes modernes en devenir, tentant de rester fortes malgré la solitude ou la tristesse. Pas question donc de se laisser abuser par la couverture rose ni le titre faisant référence à une poupée gnan-gnan[1]) — ce qui se trouve aussitôt confirmé par la première page, une page rose profond … qui porte cette phrase sans concession : «Ainsi, on peut vraiment nous voir comme des gâteaux à la fraise. Mignonnes, fragiles, douces. Que tu crois, idiot.»

strawberry shortcakes est le second récit long de Nananan Kiriko après blue, et entremêle les histoires de quatre jeunes femmes dans une grande ville que l’on devine être Tôkyô — quatre trajectoires placées sous le signe de la solitude et du silence, quatre histoires en quête d’amour.
Il y a ainsi Tôko, illustratrice qui vit en recluse et tait sa boulimie ; sa colocataire, Chihiro la volage, voulant à tout prix être aimée pour ne plus penser à la campagne qui lui manque ; Riko qui répète «je veux être amoureuse» comme un mantra ; enfin, Akiyo la «fille d’hôtel» qui vend son corps, mais use de prétextes et de petits mensonges pour retrouver Kikuchi dont elle est amoureuse.
Quatre jeunes femmes modernes et fortes en apparence, dont chacune se raccroche à ce qu’elle peut pour tromper la douleur des jours qui passent — un poisson rouge, le ménage en souffrance, ou encore s’acharner à blesser la personne la plus proche — témoin la relation étrange entre Tôko et Chihiro, entre soutien et déchirure : «Je te détestais … tu vas me manquer»

Aux commandes, ce dessin fragile et épuré, aérien et juste, très loin de ce que l’on a l’habitude de lire dans la production Josei — que ce soit du côté de Sakurazawa Erika, de Minami Q-ta ou encore Yamada Naitô. La narration s’attarde sur les silences et les attitudes, et la succession de cases allongées, prenant toute la largeur de la page, avec des cadrages souvent très rapprochés, renforce l’impression d’intime — mais c’est surtout la ponctuation du récit par de grandes étendues dépourvues de dessin, laissant place au monologue intérieur, qui nous permet de découvrir les véritables souffrances de ces personnages. Un monologue intérieur qui avance à pas hésitants, fait de réalisations progressives, de petites touches, d’errances aussi.
En écho de celle qui ouvre ce livre, une pleine page rose revient ponctuer la mi-parcours de ce recueil, suggestion d’une pause, d’une respiration dans une lente dégringolade vers le fond. Et d’asséner, sans pitié : «… on continue.» Comme on s’en doute très vite, le récit n’aura pas de solution facile, pas de rencontre miraculeuse — mais la vie continue, les choses (et les gens) changent, et à défaut d’un «happy end» pour chacune de ces quatre histoires, on devra plutôt parler de «nouveau départ».

Présenté par le bandeau de l’édition japonaise comme un «chef d’œuvre des girls’ stories», strawberry shortcakes explore avec une maîtrise indéniable les thèmes chers à Nananan Kiriko et que l’on avait pu découvrir au fil de ses recueils d’histoires courtes : l’absence, la solitude et les ruptures. Une nouvelle page subtile et poignante à rajouter à une bibliographie irréprochable.

Notes

  1. Connue au Japon comme aux US, la poupée Strawberry Shortcake est devenue «Charlotte aux Fraises» en traversant l’Atlantique. Elle vit dans le monde magique de Strawberryland, un monde où personne n’est malade ni ne meurt, où tout est gratuit, où les serrures sont illégales, où les voleurs n’existent pas. (Sic
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Chroniqué par en mai 2006