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Illustration de David Revoy

Vues Éphémères – Rentrée 2016

de

Avouons-le : après un été sans histoire, on se préparait à une rentrée qui ne l’était pas moins. Sauf que. Le 30 août, soit juste avant la reprise du chemin de l’école, Calimaq (aka Lionel Maurel, « juriste & bibliothécaire » comme il l’indique sur son site) décide d’attirer l’attention sur Pepper & Carrot, projet atypique s’il en est. L’info était passée inaperçue en juillet — magie des réseaux sociaux, la voilà qui se répand comme une traînée de poudre en septembre.

Commençons par résumer les faits, le plus simplement possible :
En mai 2014, David Revoy (auteur français de son état) publie sur son site le premier épisode de son webcomic, Pepper & Carrot. Cet épisode, ainsi que les 17 autres parus à ce jour, est réalisé uniquement à l’aide de logiciels libres, et proposé gratuitement sous licence « Creative Commons Attribution » (aussi appelée, pour aller vite, « CC-BY »). La seule rémunération de l’auteur pour cette oeuvre provient du mécénat, par le biais des sites Patreon (pour les utilisateurs de dollars) et Tippee (pour ceux qui sont en euros).
Fin août 2016, Glénat publie le premier tome de Pepper & Carrot, album cartonné commercialisé au prix de 9,99€ et qui regroupe les 11 premiers chapitres de la série. Le premier tirage est annoncé à 10 000 exemplaires, et si (du fait de la licence choisie) David Revoy ne percevra pas un centime sur ces ventes, Glénat est devenu mécène de la série à hauteur de $350 par chapitre.
Ou, comme le résume efficacement le catalogue en ligne de l’éditeur :
« Avec Pepper et Carrot, David Revoy a développé à l’origine un webcomic libre, gratuit et open-source, financé directement par ses lecteurs sur le principe du mécénat. Avec Glénat, ce projet original parait pour la première fois en livre, initiant une série d’albums au prix très attractif : 80 pages de BD pour moins de 10 euros ! »[1]

Face à cette situation pour le moins inédite, les réactions sont aussi diverses qu’enflammées.

Il y a tout d’abord les enthousiastes — au nombre desquels David Revoy lui-même (qui y voit rien moins qu’« une première étape vers la transformation de l’industrie de la bande dessinée ») et Calimaq (pour qui cela constitue « un événement intéressant, qui montre comment la Culture Libre et l’industrie culturelle mainstream peuvent arriver à entrer en synergie, avec des bénéfices mutuels à la clé »).
J’avoue être un peu dubitatif : après tout, la mode des « blogs BD » avait vu les éditeurs venir trouver sur Internet des œuvres déjà constituées afin de les publier, l’auteur percevant alors un pourcentage des ventes. Si la grande avancée se limite à reproduire ce schéma mais à ne plus payer les auteurs, je ne suis pas certain qu’elle rencontre une adoption massive dans l’industrie — si ce n’est du côté des éditeurs[2].

Il y a ensuite les indifférents, qui estiment que finalement, chacun est libre de faire ce qui lui plait. Après tout, rien de plus normal : l’auteur autorise, l’éditeur édite, et qui sommes-nous pour décréter que le choix de David Revoy de ne pas être rémunéré pour l’édition papier est une erreur ? L’ensemble de sa démarche semble mûrement pesée, et il ne fait aucun doute qu’il sait parfaitement ce qu’impliquent les licences Creative Commons. Et par conséquent, impossible de venir contester ce que fait Glénat, puisque c’est autorisé — et même encouragé : David Revoy explique ainsi comment il a été ravi d’être impliqué dans la réalisation de l’album, et que la perspective de pouvoir toucher plus de lecteurs avec son oeuvre le satisfait pleinement. La contribution volontaire de Glénat au mécénat de l’auteur apparaît même comme un joli geste, que rien ne contraignait — Calimaq n’hésitant pas à écrire : « Je ne peux donc que vous encourager à acheter cette BD en version imprimée pour conforter l’éditeur Glénat dans sa démarche et soutenir ce type de comportement éthique. »

A l’inverse, les indignés n’y voient qu’une nouvelle illustration de l’exploitation des auteurs par les éditeurs, et ce, quelques mois à peine après la révélation des premiers résultats de l’enquête réalisée par les États Généraux de la Bande Dessinée, qui faisait le bilan d’une paupérisation inquiétante de la profession. Boulet a ainsi beaucoup réagi dans les commentaires à l’article de Calimaq, et le Snac BD s’est fendu d’une publication sur sa page Facebook :
« …350 € par mois.
c’est la somme versée à un auteur par les éditions Glénat, éditeur BD mastodonte, et qui va exploiter un ouvrage sous créative commons dont il retirera seul les bénéfices commerciaux…
Certes le versement est facultatif, le procédé légal, et la démarche soutenue par l’auteur. Cependant il est évident que cette initiative des éditions Glénat, dans ce contexte de paupérisation généralisée des auteurs envoie un signal pour le moins inquiétant. Quant à l’éthique, elle semblerait ici, au mieux… absente. »

Pour ma part, le nœud du problème se situe dans la rencontre entre deux mondes aux visées radicalement différentes.
D’un côté, le fonctionnement habituel du monde de l’édition, et en particulier d’un éditeur aux visées capitalistiques : l’objectif principal de Glénat est de dégager des bénéfices. Alors que son nom apparaissait dans les Panama Papers, voici comment Le Monde présentait Jacques Glénat : « Le propriétaire des éditions Glénat est depuis l’enfance un grand amateur de bande dessinée. Il en a fait son métier et sa fortune. Il traîne aussi une réputation d’oncle Picsou dans ses contrats avec les auteurs qu’il publie. »
De l’autre, la philosophie qu’incarnent les licences Creative Commons, et dont se réclame David Revoy. Une philosophie qui se base sur l’idée que la création nourrit la création[3], et qu’il y a bien plus à gagner dans une communauté de partage que dans une approche d’exclusion. Comme le résume Cory Doctorow dans son texte « Digital Licensing : Do It Yourself« : « […] le principe de cette license est qu’elle est avant tout normative — c’est à dire qu’elle établit un dialogue entre deux individus (vous et un artisan potentiel) autour de règles de conduite raisonnables. »[4]

Et c’est là que ça coince : que se passe-t-il lorsqu’un acteur fondamentalement extérieur à cette communauté, avec une philosophie (libérale) qui en est très éloignée, vient s’immiscer dans cette démarche originellement envisagée comme un échange (vertueux) de pair à pair ? Certes, Glénat s’applique à montrer patte blanche, que ce soit par le geste de s’inscrire comme mécène[5] ou le reversement de la version (numérique) corrigée des chapitres sous licence CC-BY — tentant de s’acheter par là-même une place au sein de la communauté de fans… ou tout du moins leur indulgence.
Le choix d’un prix « très attractif » relève d’une même démarche : à la fois dans la traduction concrète de la nature originelle du projet (à comprendre comme : pas de droit d’auteur, donc moins cher), mais également dans l’idée sous-jascente d’un sacrifice partagé de la part de Glénat, qui viendrait donc soutenir, à sa manière, la démarche originelle[6]. Bien sûr, c’est sans prendre en compte les économies substantielles que permet un projet livré quasiment « clés en main », ou encore le positionnement commercial choisi par l’éditeur pour ce type d’album. Autant dire que la réalité n’est peut-être pas aussi simple (ou vertueuse) qu’il n’y semblerait…
Cependant, on ne saurait nier l’adresse dont Glénat a fait preuve dans l’affaire, mettant à profit une compréhension plutôt fine des fonctionnements communautaires pour réaliser en définitive une bonne opération de communication — opération durant laquelle l’éditeur aura gardé pudiquement le silence, laissant David Revoy (sur son site, ou dans l’entretien publié sur le site de Glénat) seul vanter les bienfaits de cette « collaboration »…

A ce titre, comment passer sous silence la contradiction dont fait preuve David Revoy en applaudissant cette démarche ? Alors qu’il regrette que « nous sommes dans une culture où tout est à vendre, où l’argent est célébré comme un symptôme de réussite personnelle et où les esprits sont tournés vers la possession et l’individualisme »[7], il semblerait que le plaisir de voir son œuvre plus largement diffusée l’ait ébloui au point d’en oublier ses principes — se trouvant désormais transformé en simple produit marketable. C’est sans aucun doute l’erreur majeure du « doux rêveur » (tel qu’il se décrit lui-même), que de ne pas avoir choisi une licence CC-BY-NC (limitant l’utilisation de ses créations à des initiatives non-commerciales) — espérant peut-être que tous, inspirés par son exemple, décident d’opter pour une approche aussi libre et gratuite que la sienne.
Sur son site, David Revoy écrivait enfin : « Aucun éditeur, distributeur ou commercial ne peut exercer des changements sur Pepper&Carrot afin de le faire rentrer dans une case du ‘marché’. » Douces illusions — cet exemple ne vient que le confirmer, une chose est sûre : à moins de s’en prémunir activement, le marché trouvera toujours une façon de vous faire rentrer dans ses cases.

Notes

  1. L’observateur tatillon remarquera, avec un rien d’ironie, que la fiche technique de l’album indique 72 pages, et non 80 — mais on mettra cette (légère) exagération sur le compte de l’enthousiasme promotionnel…
  2. Certains se rappelleront de ce passage tiré de l’ouvrage de Thierry Bellefroid, Les éditeurs de bande dessinée, où Yves Schlirf répond à la question :
    « – Y a-t-il une entente implicite entre éditeurs pour ne pas faire grimper trop les tarifs ?
    – Eh bien, il est clair que si les auteurs se parlent entre eux, les éditeurs parlent également. Personnellement, je ne fais pas de réunions secrètes mais il est clair que Boudjellal rencontre Saint-Vincent, qui rencontre Glénat, etc. Ils font d’ailleurs tous partie du syndicat national de l’édition, section bande dessinée, où ils décident d’un tas de choses. Par exemple, je crois que c’est Marcel-Didier Vrac de chez Glénat qui avait imaginé la suppression du prix à la planche pour le transformer en avances sur droits. Il n’a pas fallu 45 secondes pour que tous les autres éditeurs trouvent l’idée vachement bonne ! »
  3. David Revoy l’explique lui-même dans l’entretien publié sur le site de Glénat : « Le but de cette licence est de réduire les frictions dans la propagation et la réutilisation d’un projet, et d’assurer à tous les contributeurs ou réutilisateurs l’indépendance et la liberté dans le cadre d’une règle structurée. » La mise à disposition des fichiers sources de Pepper & Carrot par l’auteur participe résolument de cette approche.
  4. « […] the point of this license is that it is primarily normative — that is, it’s a discussion between two civilians (you and some potential crafter) about some reasonable rules of the road. »
  5. Un geste qui, pour reprendre les calculs du Snac BD, s’inscrit bien en-deçà des avances habituellement pratiquées dans l’industrie : le premier album, déjà constitué, ne correspondra à aucun versement ; quant au deuxième, pour qui 7 chapitres ont déjà été publiés, il pourrait n’être financé par Glénat qu’à hauteur de $1400 (4 chapitres encore à venir). Ce n’est qu’à partir du troisième album (qui serait complété début 2018, si l’on se base sur le rythme de parution actuel des chapitres) que David Revoy recevrait de Glénat un financement de $3850 par album.
  6. Calimaq n’hésite pas à le souligner, y voyant même un signe de vertu : « l’éditeur a choisi en effet de la vendre à un prix de 9,99€, au lieu des 14,50€ généralement réclamés pour des BD de 80 pages. Il a donc choisi de déduire du prix de vente le pourcentage revenant normalement à l’auteur (et même plus, renonçant ainsi à grossir artificiellement sa marge). C’est une attitude éthique vis-à-vis de l’auteur et du public, qu’il faut aussi saluer. »
  7. Extrait de l’entretien cité plus haut. Un entretien qui, on le notera, évite soigneusement d’évoquer la question de la publication de la série par Glénat
Humeur de en septembre 2016